40 / Un père

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Quand il la voit entrer, il ne peut pas s'empêcher de penser que Gabrielle serait fière d'elle. D'ailleurs, elle tient d'elle sa silhouette alléchante et ses cheveux crantés, qu'elle a coiffé en chignon rétro. Par contre, ce regard. Ce regard d'argent liquide, elle le tient de lui. C'est incontestable. Il sourit brièvement avant de se tourner vers le couple qui l'accompagne. Son beau-fils et sa fille. Sa fille légitime. Cara.

Cette dernière ne tient rien de son père. Elle est le portrait vivant de sa mère au même âge. Une brune trop mince toute en angles aigus. Aux lèvres fines et aux pommettes hautes. Un regard froid, malgré la chaleur noisette des pupilles. Une jeune femme pleine de détermination pour conserver le pouvoir et l'argent que sa naissance lui a accordé. Comme sa mère.

Il y a des erreurs de jeunesse irréparables. Cara en est indéniablement une pour Robert Verteuil. Il a tenté de l'aimer au début, mais comment faire lorsque la mère de l'enfant passe son temps à l'élever contre vous ? Il a vite abandonné. C'est ainsi. Il était déjà très occupé à l'époque. Et puis, il a rencontré Gabrielle. Il s'est donc contenté d'avoir une double vie. Ça lui avait paru plus facile. Jusqu'à la naissance de Pélagie. Jusqu'à la mort de Gabrielle.

Cette enfant-là, il aurait pu l'aimer. C'est sûr. Il avait préféré la protéger. De lui. Des autres. En la confiant à la seule personne capable d'un amour inconditionnel sans jugement d'aucune sorte : Marie-Hortense.

Ensuite, il s'était conformé au plan que la vie semblait avoir pour lui : travailler efficacement pour engranger toujours plus d'argent et vivre en milieu hostile. Il savait Pélagie entre de bonnes mains. Il veillait sur elle de loin grâce à plusieurs personnes de confiance. Et surtout, il lui préparait un avenir meilleur, loin de son monde et de sa famille.

En la voyant ce soir, il se demande brièvement s'il n'a pas mal jugé la jeune femme en pensant qu'elle n'aurait pas les épaules pour supporter ce que la révélation de sa naissance pourrait amener de sombre dans sa vie. Elle a l'air si forte. Si rayonnante.

Un regard à Cara et Boris suffit pour lui remettre les idées en place. Bien sûr que non. N'ayant pas baigné dans ce milieu depuis l'enfance, Pélagie Cervin n'aurait pu supporter sans dommage la pression physique et psychologique que ces vampires assoiffés n'auraient pas manqués de lui imposer. Et ça, s'ils la laissaient survivre. Ce qui n'est pas sûr du tout.

— Quelque chose ne va pas, Père ?

— Rien, Cara. Je viens juste de me souvenir que j'attendais un appel du Cap. Je vais sans doute m'éclipser plus rapidement que prévu. Mais je sais que je serai bien représenté avec toi et Boris.

Ce dernier lance un œil intrigué à son beau-père. Robert sait que le mari de sa fille aimerait être bien plus présent dans les affaires qu'il brasse à longueur de journée. Il aimerait découvrir tous ses secrets, afin de se les approprier, comme de sa fortune.

L'homme d'affaire lui offre son plus beau sourire. Ça n'est pas demain la veille que ça arrivera. D'autant qu'à sa mort, il risque d'être sacrément étonné. Pas que Robert Verteuil ait l'intention de déshériter Cara, ou de jeter Pélagie au lion après sa disparition, au contraire. Il a prévu de léguer à la première ce qu'il considère comme le cœur de son royaume : une entreprise florissante de placements financiers. Bien sûr, Cara prendra vite conscience que le compte n'est pas bon. Qu'il manque une bonne partie de la fortune familiale. Mais il sera trop tard pour espérer obtenir des réponses.

Le reste de sa fortune ira à Pélagie de manière indirecte. Personne ne saura jamais où est parti l'argent. Il a tout fait lui-même... Marie-Hortense détient le coffre dans lequel tous les documents officiels sont conservés.

Seule sa fille illégitime pourrait vouloir révéler la vérité. Toutefois, il doute de cette éventualité. Il a déposé pour elle à l'Institut, un document écrit de sa main, dont il n'existe aucune autre copie. Dedans, son histoire. Sa généalogie. Elle ne sera pas plus riche d'une famille, puisque Gabrielle était fille unique. Ses parents, morts il y a longtemps, ne lui avaient laissé qu'une petite boutique pleine de bobines de fils et de rubans que Robert a racheté et conservé au nom de Pélagie. Quant à lui, il a bien eu des parents, des frères. Mais tous ont disparu. Il est le seul à avoir survécu assez longtemps. À avoir fait fortune. À avoir tenté de prospérer. Il est le dernier. Il ne s'en plaint pas. Il n'y a que les sots pour souhaiter à tout prix perpétuer un nom.


Pélagie aussi !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant