Chapitre 31

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Papa,

Il faut que je t'écrive, j'ai besoin de te parler. Je veux te dire à quel point ton départ m'a anéantie. C'était si inattendu, si soudain, ça m'a absolument déchirée. Je suis devenue l'ombre de moi-même ; j'erre comme un fantôme dans les recoins les plus sombres de mon existence,  je vagabonde, perdue, vide, parmi les restes de notre ancienne vie. Je ne crois pas être un jour capable de reprendre une vie normale. Je n'ai jamais autant souffert de ma vie, papa. J'ai passé des nuits entières à te supplier, encore et encore, de revenir. J'ai tout essayé : je t'ai menacé, je t'ai même insulté, mais tu n'es jamais retourné à la maison.

J'ai déménagé. Tu te souviens, cette petite maison de campagne, que vous aviez achetée maman et toi ? Celle que vous nous avez laissé choisir, parce qu'elle serait pour nous, si on voulait vivre ensemble pendant nos études. J'y vis depuis quelques semaines maintenant.

Ta présence était partout chez nous ; je te voyais sourire, assis à ta place habituelle avec un café fumant à la main. Je t'entendais, au téléphone avec tes employés et partenaires derrière la porte de ton bureau. Je sentais ton regard empli de fierté, à l'entrée de la salle de musique. Je croisais ton visage sur chaque mur de la maison, encadré et figé pour l'éternité.

C'était insupportable. Ça a été dur, mais je suis partie. Maman a dit que pour avancer, je devais me défaire de mes chaînes. Et mes chaînes, c'étaient toi et Simon.

Il n'est jamais revenu, tu sais. Et ça aussi, c'était invivable. Non seulement tu étais partout dans cette fichue maison, mais Simon l'était aussi.

J'ai longtemps été un fantôme. Je vivais par automatisme : je me levais, prenais une douche, et je m'asseyais dans le canapé. Je restais toute la journée là, sans bouger. Je m'en veux, parce que j'ai laissé maman souffrir seule, mais elle dit toujours qu'elle s'est sauvée en essayant de me relever. Elle dit qu'au final, s'occuper de moi l'a fait guérir. Je l'admire, et je sais pourquoi tu en étais amoureux : je n'ai jamais vu une personne aussi forte et courageuse qu'elle. Moi, je l'avais elle, et j'avais Eli. Les autres ont bien tenté de m'aider, mais ils avaient leur propre vie à continuer, des études à finir, alors ils sont de moins en moins passés — je n'étais pas de bonne compagnie, de toute façon — et Eli est le seul à être resté, tous les jours. Il a fait une demande pour continuer les cours à distance, et il a eu son bac malgré tout. Si tu savais comme il a pu m'aider, papa.

Tu me manques. Il m'arrive encore de vouloir partir, moi aussi. J'ai beaucoup pensé à te rejoindre. Tu veux savoir ce qu'Eli m'a dit, pour m'empêcher de passer à l'acte ? Il m'a dit « Tu ne peux pas t'en aller, parce qu'il faut que tu sois encore en vie le jour où ton enfoiré de mec va revenir. A chaque fois que tu voudras mourir, imagine la claque que tu vas lui mettre, en le revoyant, tu peux pas rater ça, quand même! »

Je sais que, si tu reçois ces mots, tu souris. Eli t'a toujours fait sourire, il a toujours fait sourire tout le monde.

Laura me disait que ça prendrait du temps, mais que je ferais un jour mon deuil. C'est faux. Le deuil, ça n'existe pas. La douleur ne partira jamais, le manque non plus. Tu veux savoir ce qui m'a, pendant longtemps, mise hors de moi ? : les autres. A l'annonce de ton départ, tout le monde a été choqué, triste, bouleversé. Et puis est arrivé ton enterrement ; tout le monde t'a pleuré pour un dernier adieu, avant de te placer dans la case « souvenirs » de leur cerveau. Une fois qu'ils ont passé les grilles du cimetière, ils t'ont oublié. Le monde a continué de tourner, les gens allaient toujours travailler, le soleil n'a jamais voulu cesser de se lever. Tout était encore en marche, la vie continuait, comme si de rien n'était. Comme si tu n'étais pas mort, toi, quelques jours avant. Comme si mon monde à moi ne s'était pas arrêté.

Et plus encoreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant