14 - Virgile - Nausée

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Je plisse les yeux devant mes feuilles, tâchant de décoder les noms des fournisseurs principaux de l'entreprise. Je dois sélectionner les plus pertinents pour mon client actuel, et enchaîne les syllabes à voix haute.

Le collaborateur qui partage mon bureau et m'aide en général n'est pas là aujourd'hui, et impossible de copier-coller le texte du scanner que j'ai effectué sur mon logiciel, pour des raisons qui m'échappent.

Cela m'oblige à me farcir cette lecture peu agréable et laborieuse. Une joyeuse après-midi.

— En galère Creton ?

Le timbre nasillard et moqueur de Daniel résonne dans la pièce, m'interrompant dans ma lecture à voix haute, mais ne me fait pas bouger d'un pouce.

Si la majorité des gens de l'entreprise comprennent mes troubles et me tolèrent – si ce n'est m'apprécient – ce n'est certainement pas le cas de Dan. Il fallait bien une exception à la règle.

Avec ses poils aux oreilles et sa lourde démarche, Dan a tout du prototype du collège lourdingue, macho et condescendant. Son rire gras qu'il lance à la moindre occasion – surtout à ses propres blagues nulles – n'est qu'un plus au tableau.

Il a trente sept ans, le même poste que moi, et une propension à agacer les autres qui dépasse l'entendement.

Nous avons chacun nos clients, nos contrats, nos missions, mais il ne peut s'empêcher de venir fourrer en permanence son gros nez dans mes affaires, et surtout de me descendre en flèche dès qu'il le peut – son sujet de prédilection étant mes troubles dys, quelle surprise.

Je ne réponds rien à sa pique ; cela ne servirait qu'à lui faire encore plus plaisir.

J'ai conscience que ses railleries s'apparentent à du harcèlement ; cependant, je ne me sens pas de le dénoncer à la police ou à mon supérieur.

Pas le courage, pas l'énergie, pas le temps ; n'importe quelle excuse est bonne.

De toute manière je doute que cela soit vraiment utile : que pourrait-on faire contre lui ?

Je tâche de me concentrer sur ce que je lis, sauf que les lettres commencent à se mélanger, signe que mon cerveau sature et m'implore de passer à autre chose.

Daniel s'approche de mon bureau ; un relent de renfermé me fait retenir ma respiration. Plutôt mourir asphyxié que supporter son odeur.

Je sens qu'il m'observe, qu'il me regarde lutter pour lire. Je ne sais pas pourquoi, mais il semble y trouver un certain plaisir malsain.

Je n'ose prononcer les syllabes que je déchiffre tout haut. Je me sens coincé, intimidé, mal à l'aise.

— Ben alors, on ne sait pas lire ? raille-t-il.

L'insulte classique de l'ignorant qu'il est. J'y suis habitué, à force, mais cela fait toujours mal, surtout venant de la part d'un adulte prétendument mature.

Je serre la mâchoire un instant, puis la décrispe. Je ne vais pas me coller une luxation de la mandibule juste à cause de ce pauvre con.

Les n et m se confondent, à l'instar des p et q ; je crois que les d deviennent des b, et je ne distingue plus les o des c.

Même mes lunettes ne peuvent plus rien pour m'aider.

Je sens une goutte de sueur dévaler mon dos ; elle est autant due à ma difficulté pour lire qu'à la présence de mon collègue.

Ma tension monte en flèche, et même si je garde le contrôle de ma respiration, je sais que Dan jubile en constatant mon malaise palpable.

Je ne peux rien y faire. Je suis en colère contre lui, contre moi, mais il faut juste qu'il s'en aille, et j'irai mieux.

À la lettre prèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant