Quelques jours après, chez Ange, 06h59
Les yeux plongés dans mon chocolat, je désespère de plus en plus. Les jours passent et je ne sais toujours rien. Je ne sais où est Julien. Peut-être que son corps, lui-même est enseveli sous une montagne de cadavres. Je ne peux envisager cette pensée qui gâche ce maudit printemps pourpre. Je crois que ce printemps de 1945 me laissera un goût amer sur les lèvres, quoi qu'on en dise...
André mange allégrement une tartine beurrée. Comment il fait ? Lui, ne semble pas affecté, comparé à moi. Je laisse des pétales de partout derrière moi, dans la maison, ma poitrine explose en milles couleurs malheureusement. Et cette même poitrine ne connaîtra jamais les douces pétales d'une rose...
« -Ange ? Vous ne mangez pas ?
-Je n'ai pas très faim en fait. Mais mangez. J'ai fait de la confiture.
-Vous avez été récolté des fraises dans le jardin ?
-Non. J'avais des réserves. Je vous ai dit, ce jardin, je veux le brûler, comme l'Enfer... »
La tête basse, je n'arrive même pas à porter ma tasse jusqu'à ma bouche, tant mes lèvres sont écorchées vives par un manque éreintant, par un printemps blessant et vexant. André continue de déjeuner et va alors allumer la radio tranquillement, comment est-ce qu'il peut rester aussi normal ?
« -Je mets un peu la radio, ce silence me met mal à l'aise...
-Pardonnez-moi André, je n'ai guère envie de converser ce matin. Et puis, moi, le silence ça me rassure, voyez-vous... »
Parce que si une bombe exploserait, automatiquement, je penserais à tous ces soldats et à mon pauvre homme, noyé dans la masse. Le moindre bruit me ramène tout de suite à Julien, la moindre odeur, le moindre souvenir. Il pensait que je le détestais. Quel idiot ce Parisien...
«-Ange ? Vous entendez ?
-De quoi ?
-La radio ! Enfin ! Ecoutez, c'est exceptionnel ! »
Exceptionnel ? Si on annonce en direct que Julien est bien vivant, et qui plus est, il est en train de vendre de jolies toiles de ses mains dans les plus beaux musées du monde, alors là, oui, ça m'intéresse. Mais vu qu'en ce moment même, il respire à même l'odeur d'absinthe de la terre, loin des jacinthes, je préfère fixer ce chocolat immobile.
« -Je suis sérieux mon enfant ! Ecoutez ! Ecoutez cette merveilleuse nouvelle ! La France a enfin gagné ! »
Ah André, vous aussi vous rêvez un peu trop, l'alcool peut-être ? Bien sûr qu'on aimerait tous entendre cela, que l'aviation française transperce les airs et balance du bleu, du blanc et du rouge dans les cheveux des enfants et sur les robes des jeunes femmes. Mais ce n'est guère le cas. On ne balance que des seaux de sang au-dessus de nos têtes...
« -Ange ! On a réussi ! Un armistice a été signé dans une forêt, c'est à peine croyable ! »
Oh, je vois. On a retrouvé le corps de Julien dans un bosquet, encastré contre un tronc d'arbre, la main sur le cœur. Il faudra donc que je fasse la route jusque là-haut pour transporter son corps jusqu'ici, afin de lui offrir une belle tombe, je ne trahis jamais mes promesses...
« -Regardez dehors Ange ! Il y a de l'agitation ! Allons-y ! Venez ! »
André se précipite à mon chevet, alors que je reste assise. Il me tapote l'épaule et pose ma main sur la sienne. Il me parle, mais tant il est euphorique et peu réaliste, je ne comprends pas. Je me rappelle juste à ce moment-là de la première fois où Julien a posé sa main sur la sienne. Mais ce n'est qu'un bribe. En réalité, qu'est-ce que ça fait ? J'ai oublié sa main... Mon Dieu...
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Le jardin de mon coeur
Historical Fiction"Je m'appelle Ange. En 1944, mon jardin était tout pour moi. Jeune femme de la campagne, je n'avais conscience ni du danger ni du coup de foudre. Qu'est ce qui est le pire dans cette histoire ?" Mais bon, ce ne sont que des bouquets de fleurs, non? ...