Un dernier fil noir posé minutieusement. L'aiguille quitte en douceur le tissu. Ma main caresse tout doucement ma petite création. Quelle heure est-il ? Je ne sais pas. Mais je sais une chose ; Julien n'a pas bougé du jardin et c'est mauvais signe...
Je décide de le rejoindre, aux alentours de 17 heures, avec du thé fumant et des petits gâteaux. Il n'a pas bougé de la chaise, le regard dans le vide tandis que sa cavité orbitaire me fait face. C'est vrai que je n'ai jamais rien vu de tel, mais je m'en fiche. Mon mari reste le plus beau des Français.
« -Alors, vous avez pu vous reposer mon cher ?
-Si on peut dire ça. Mais mon esprit m'empêche de me reposer vous savez, je crois que c'est ça le pire... »
Les fraises coulent le long de mes pieds et créent un jus infame à mes chaussures, entre sang et eau de la Seine. Je commence à boire mon thé avec adresse. Cette situation ne peut durer. Qu'est-ce que ça veut dire ? Que ce baiser sur le quai de la gare n'était qu'une infime arnaque, orchestrée par nos lèvres ? Après tout, ce Parisien en a connu des bouches avant moi...
« -Au fait, j'ai un modeste présent que j'ai fabriqué pour vous, est-ce que ça vous intéresse ?
-Ma foi, si c'est fabriqué de vos mains, je ne peux que m'en réjouir... »
Je retrouve mon sourire solaire. Enfin, un joli compliment qui me donnera bientôt le rose aux joues. C'est alors que j'attrape délicatement ma confection ; un cache-œil en tissu noir. Je m'approche alors de l'homme tranquillement.
« -Je vous ai cousu un cache-œil, je vous sens complexé par votre œil manquant bien que ça ne me dérange pas, mais pour vous habituer et du moins, que vous soyez davantage à l'aise face à moi, j'ai pensé que c'était une bonne idée ?
-Vous avez pensé à ça ? Vous avez fait ça pour moi ? demande le Parisien en relevant son unique œil vers moi.
-Oui, bien sûr. Ce n'est pas grand-chose, je sais, surtout que le tissu pourrait gêner et gratter bien que j'ai utilisé du coton, je pourrais même vous faire des motifs différents si ça vous dit ! »
Il se mit à rire à ma dernière remarque, bon, je suis trop enthousiaste comme une enfant, je l'avoue, mais j'en ai besoin. Je ne peux faire comme si tout allait mal. Il faut à tout prix que nous apprenons de nouveau à nous connaître, à nous apprivoiser pour caresser nos racines communes et blessées par les lames de rasoir. Je me permets de faire encore quelques pas pour venir passer le cache-œil autour de sa tête pour couvrir son œil blessé.
« -Et voilà mon Parisien, vous êtes magnifique, sous votre meilleur jour même !
-N'exagérez pas Ange, je ne suis plus rien. Mais votre comédie me fait grand bien...
-Julien. Je ne rigole pas. Je suis peut-être votre jonquille mais vous restez, la plus fleurie des roses de la roseraie... »
Mes lèvres se déposent automatiquement sur ce bout de tissu, creusant alors en arrière la cavité de son œil. Je sens ces os au niveau de mes joues, c'est étrange mais pas désagréable. Je rosis un peu, je dois bien l'avouer. Si je le pouvais, pour vous, je me déshabillerais et me donnerais tout entière à vous. Mais en attendant, je marche sur des fraises voraces qui se plantent dans mes pieds en lambeaux.
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Le jardin de mon coeur
Fiction Historique"Je m'appelle Ange. En 1944, mon jardin était tout pour moi. Jeune femme de la campagne, je n'avais conscience ni du danger ni du coup de foudre. Qu'est ce qui est le pire dans cette histoire ?" Mais bon, ce ne sont que des bouquets de fleurs, non? ...