Rendez-vous en haut de la Tour

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J'aurai voulu pouvoir passer le reste de la nuit à l'admirer. Le reste de ma nuit à la tenir contre moi pendant qu'elle laisserait son esprit vagabonder aux côtés de Morphée. J'aurai voulu pouvoir tracer chaque contour de sa peau de la pulpe de mes doigts, soucieux de ne pas la réveiller, et m'enivrer de sa vision jusqu'à ce que le jour se lève. J'aurai voulu que ce moment dure éternellement, et la façon dont elle m'avait embrassé, la façon dont elle m'avait fait l'amour à trois reprises m'apprenait qu'elle aussi, c'était son souhait le plus intime. Mais il avait fallu que nous laissions l'autre aller avant que la vie n'anime le château à nouveau. Avant que mon corps ne se retrouve dans l'incapacité la plus absolue de se défaire du sien. Avant que je ne réponde à ses prières silencieuses, celles qu'elle avait trop peur d'exprimer à voix haute mais que ses yeux transmettaient pour elle d'abandonner le monde entier, et de m'enfuir avec elle.

Mais lorsque l'aube s'était levée, elle n'était pas à mes côtés. Pourtant il me semblait que je pouvais toujours goûter sa peau sur le bout de mes lèvres. Elle avait laissé son empreinte sur mon corps, la douceur de son amour pour moi imprimée jusque sous mon épiderme tel un tatouage. Mais il y avait un autre tatouage sur ma peau qui empoisonnait mon sang, et forçait l'amour que j'avais pour elle à se taire à jamais. La sérénité absolue que j'avais expérimentée à ses côtés la vieille avait désormais un arrière-goût amer qui allait de pair avec le constat inconsolable suivant : c'était terminé. Demain, la Guerre serait déclarée. Le château entier saurait ce que j'étais devenu, et mon nom serait tâché du sang que j'aurais fait verser. En lui disant adieu à elle, je disais adieu à la partie de moi qui demeurait un simple étudiant comme les autres, innocent jusqu'à ce que le contraire soit prouvé. Demain, le contraire serait prouvé. Je n'aurai plus jamais le luxe de douter, moins encore le luxe d'être effrayé. Je ne serais plus que son soldat. L'ombre de ce qu'il restait de l'enfant arrogant. L'homme qui lui appartenait. Celui qui avait dû taire son humanité, tout ce qui faisait encore de lui un homme, l'amour qu'il portait à une femme qu'il n'avait pas le droit d'aimer. Et il ne resterait plus que le monstre qu'il avait été obligé de devenir.

J'avais la lourde sensation d'assister à mon propre enterrement. Le sentiment pesant de mourir à l'intérieur de moi-même. Et avec tout ce que j'avais été jusqu'alors, la sérénité de ma nuit passée laissait place au deuil de tout ce qui aurait pu être, mais ne serait jamais. Tous les « et si... » d'un futur potentiel s'évanouissaient au profit des ténèbres enveloppantes et de leur embrassade empoisonnée. Je n'avais rien eu besoin de dire à Theodore, il avait su. Il avait su dès l'instant où j'avais dit que j'avais besoin de deux soirées avant que nous déclenchions la Guerre. Il me semblait que c'était là une responsabilité bien lourde pour les enfants que nous étions encore, jusqu'à ce que nous faisions finalement ce qu'il attendait de nous. C'était nous, qui lancions la Guerre. Elle démarrait de nous. Je trouvais ce constat vertigineux, mais je n'avais plus le temps de perdre l'équilibre.

Alors je marchais aussi droit que je le pouvais, à chaque pas que je faisais devenant un peu plus l'ombre de moi-même, jusqu'à la table de ma maison pour le petit-déjeuner. Je la rencontrai, à cinq mètres plus loin face à moi, et mon cœur fit un bond dans mon poitrail. Nous nous étions tous les deux arrêtés dans notre chemin lorsque nos regards s'étaient croisés, et l'instant d'un instant, ils ne se lâchèrent plus. Nous étions tous les deux conscients qu'ils ne se retrouveraient peut-être plus jamais dès qu'ils reprendraient leur chemin. Le temps et l'espace me sembla flotter entre nous, alors que je ne pouvais voir qu'elle, se tenant devant moi, cinq mètres au moins plus loin. Ses sourcils étaient légèrement froncés et ses lèvres finement entre-ouvertes. Des ombres mouvantes allaient et venaient entre nous, mais je ne voyais qu'elle. Je ne voyais qu'elle que je prétendais de ne pas connaître de la sorte, alors que quelques heures plus tôt nous nous tenions exactement au même endroit, nos corps et nos âmes faisant passionnément l'amour sur la table à côté de laquelle nous nous tenions, désormais entourés de nos pairs. Elle était splendide. La lumière matinale traversait les vitraux et illuminaient son dos, m'offrant une vision angélique de la femme que je n'avais pas le droit d'aimer. Solaire, voilà ce qu'elle était. Solaire dans tout ce qu'elle était. Sa poitrine se souleva en une inspiration profonde, et elle marcha vers moi. J'aurai voulu lui ouvrir mes bras, et enfouir mon visage dans sa nuque. J'aurai voulu lui sourire, l'embrasser au milieu de la Grande Salle, et prendre mon petit-déjeuner à côté d'elle. J'aurai voulu qu'elle lève vers moi des yeux souriants, et non pas ces yeux douloureux qui me regardaient toujours. Mais elle passa devant moi en effleurant mon épaule, ne laissant derrière elle rien d'autre que son odeur d'amandes me frappant en plein visage. J'inspirai avec son parfum le peu de vie qu'il me restait, et lorsque j'expirai finalement, il ne restait plus rien de moi. Et la part de moi qui mourait en moi se demandant si un jour je pourrai respirer vraiment à nouveau.

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