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J'étais encore entre deux eaux. Je flottai, incapable de remonter à la surface mais aussi de descendre plus profond. J'étais coincée à, allongée, flottant sans contrôle comme un déchet ballotté par les flots.

Je ne voyais rien, n'entendais rien. Je doutais même d'exister encore. J'ignorais ce qu'il se passait. Étais-je morte ? Étais-je encore vivante ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je ne tenais pas à le savoir, d'ailleurs. Surtout si j'étais morte. J'étais très bien dans l'ignorance la plus totale.

Je voulais sortir de cet état étrange où je ne pouvais rien faire à part penser. Je ne savais pas à quoi je pouvais penser qui ne soit pas terrifiant. Peu importe ce qu'il se passait, ça n'avait rien de rassurant. Absolument rien. Tout était aussi noir que les eaux qui m'entouraient.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre de quoi il retournait. Les eaux les plus profondes contenaient ma malédiction. Celles du dessus étaient le délire de Louis, mon coma éternel. Et moi, j'étais coincée entre les deux, sans savoir quelle réalité choisir.

J'étais fatiguée. Si fatiguée. Lasse, engourdie, écrasée.

Non, c'est trop tôt ! Vous m'avez donné un an ! Pas onze mois !

La voix de Carter. Je la reconnus aussitôt. Elle était si familière, si connue que je la reconnaîtrais toujours. Je ne pourrais jamais la manquer.

Il parlait de onze mois. Comme Louis l'avait fait. Il avait parlé de onze mois aussi. Mais si Carter était relié à cette histoire de coma aussi, qu'en était-il de l'autre histoire, celle de notre malédiction ? Qu'est-ce qui était réel et qu'est-ce qui ne l'était pas ?

Il le faut, Carter... Je suis désolé... J'aimerais que... que nous n'ayons pas à...

La voix de mon père. Déchirée, à l'agonie. Il souffrait. Il souffrait encore plus que Carter, encore plus que moi. S'il devait y avoir une tonalité spécifique à la mort spirituelle d'un père, ça serait celle-là. Cette affliction qui laisserait une cicatrice ineffaçable, inoubliable dans son esprit, dans son cœur.

Je vous en prie, ne faites pas ça... Laissez-lui du temps... Encore un mois. C'était notre accord. Je vous en prie...

Il y avait des larmes dans la voix de Carter.

Je vous en prie... Ne faites pas ça, je vous en prie...

Je n'aurais jamais cru que j'entendrais Carter supplier. Et pourtant, il suppliait mon père de ne pas le faire. Quoi que ce fut. Il pleurait, suppliait encore et encore. Je réalisai alors combien il m'aimait. Si j'avais pu en douter, je ne pouvais plus. Je ne pouvais tout simplement plus douter de son amour pour moi.

Nous n'avons pas le choix, Carter. Je suis désolée. Nous ne pouvons plus payer.

Ma mère prêchait une voix froide et distante mais les trémolos étaient aisés à percevoir et trahissaient son émoi. Elle retenait des sanglots que personne ne verrait jamais, pas même mon père. Elle était comme ça. Secrète, distante. Elle ne partageait jamais ce qu'elle avait sur le cœur, ne savait pas s'exprimer. Je n'avais jamais su m'y habituer. Pourtant, à ce moment précis, je pus lire en elle sans avoir besoin de la voir. Sa voix disait tout ce qu'il y avait à dire.

C'était sûrement ça, le pire. Pour une fois, ma mère était un livre ouvert que je n'avais pas de mal à comprendre. Ça n'était jamais arrivé une seule fois depuis ma naissance. Que je parvienne enfin à traduire les petits signes incontrôlables que ma mère laissait transparaître sans le vouloir... C'était une sonnette d'alarme.

Je peux payer ! Je... J'ai de l'argent sur le côté. Je pourrais payer encore quelques mois ! Je vous en prie.

Je compris alors que la réalité des eaux qui m'écrasaient était la vérité vraie, celle que j'avais transformée. Je l'avais modelée pour en faire ce matelas moelleux, cette histoire abracadabrante que j'essayais depuis si longtemps de traduire en un roman cohérent. Les eaux du dessous avaient amorti ma chute, m'avait supportée et retenue, prisonnière volontaire que j'avais été. Je les avais suppliées de me garder.

Le Secret de St John'sOù les histoires vivent. Découvrez maintenant