Partie 6 : Cauchemar

67 8 2
                                    

J'ai donc appris à fabriquer les pommes d'amour et la pâte à chichis

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

J'ai donc appris à fabriquer les pommes d'amour et la pâte à chichis. Mila est très douée pour cette tâche-là, mais les clients ont toujours refusé d'être servis par une femme à barbe. Comme quoi les préjugés sur les apparences sont tenaces. Si une fille est un peu ronde, elle n'intéresse pas les garçons. Pour peu qu'un homme soit un peu chétif et là, c'est l'inverse. Comme quoi, on nous balance du grand n'importe quoi dans la tête. Et je ne parle pas des gens de couleur et des forains qui sont des envahisseurs pour les premiers et des voleurs pour les seconds. Pour peu que vous soyez de la région parisienne, les sudistes vous appellent les pots de yaourt et vous prennent pour des" vaches à lait" et des "gros pleins de sous." Et c'est parfois bien pire entre les gens des banlieues nord et sud d'une même ville qui seraient prêts à s'entre-déchirer pour peu qu'une occasion leur soit donnée.

Vous pensez que j'exagère sans doute ? Peut-être bien, mais un tout petit peu alors. J'ai malheureusement eu bien souvent l'occasion de vérifier mes propos. Peut-être que moi aussi j'ai des a priori finalement ?

Pour ma deuxième soirée parmi les forains, Enzo a pris en  main le stand de Mila . Elle préférait rester avec moi pour mon premier jour de travail. Elle surveilla donc mes faits et gestes tout en restant tapie dans l'ombre. Le stand des confiseries n'est pas un stand facile, mais j'adore ça. je discutai avec les gens du coin que j'avais croisé en baissant les yeux des dizaines de fois. Pourtant, ce soir-là, je les servis en souriant et en chantonnant. Finalement, je devenais une toute autre moi qui me plaisait plutôt bien. 

- "Tu dois sourire pour attirer les clients," m'avait dit Manuel.

Je comptais bien suivre toutes ses recommandations pour qu'il soit fier de moi.

- Vous rayonnez Lorraine, me confia le patron du troquet qui était venu me rendre une petite visite. On voit bien que cet endroit vous convient. Je regrette de ne pas avoir assez de clients pour vous embaucher comme serveuse. De toute façon, vous méritez bien mieux que ça.

- Tout le monde est gentil avec moi et ça fait du bien de discuter avec les gens, lui confiai-je. Mon travail ne fera de mal à personne. 

- Pour sûr, ajouta-t-il. Je prendrai bien un sachet de chichis.

En fin de soirée, alors que tout le monde allait se coucher, je me suis mise à récurer mon "château" en un tour de main. C'est le nom que j'ai donné à l'endroit parce que je l'adore.

- Tu devrais aller te coucher, recommanda Manuel qui m'observait en plein travail.

- Demain, le sucre sera cristallisé, expliquai-je. Je préfère terminer ce soir. Comme ça, je pourrai davantage vous aider après une bonne nuit de sommeil.

- Tu dois manger, me rappela Manuel.

- J'ai grignoté une pomme d'amour quand il n'y avait personne et deux ou trois chichis, expliquai-je fièrement. Je n'ai plus faim.

- Je parlais d'un vrai repas, expliqua-t-il en souriant à pleines dents pour la toute première fois. Tu es une tête de mule à ce que je vois. Je vais t'aider un peu et ensuite...

- Pas la peine, répondis-je, gênée par l'éclat de son sourire. J'en ai pour un petit quart d'heure.

- Mets des gants si tu ne veux pas que tes mains brûlent avec les produits d'entretien.

- Merci.

Manuel n'insista pas. Il me laissait tranquille parce qu'il voyait bien que je souhaitais prendre mes marques et imprégner le lieu de mon empreinte. Je voulais connaître mon stand par coeur pour prouver à tous les forains combien je mérite ce travail.

Quand je suis allée me coucher, j'avait tout nettoyé en haut, en large et en travers, éteint les lumières et tout fermé pour que personne ne vienne s'occuper de mes affaires. J'étais à peine allongée que je me suis endormie comme une souche. Les étoiles s'éteignaient une à une dans ma tête. Et pour la première fois de ma vie, je ne me suis pas réveillée à cause de ces fichus cauchemars qui me torturent nuit après nuit.

- Qui a crié ? Demanda Mila que mes hurlement venaient de réveiller à trois heures du matin. 

- Je crois que c'est Lorraine, dit Betty en se levant prestement. J'y retourne.

- Qu'est-ce qui se passe ? Demanda Manuel qui venait d'ouvrir la porte du camping-car.

- C'est Lorraine, murmura Betty. Je crois qu'elle fait un cauchemar. C'est le troisième. J'y vais.

- Laisse. Va te coucher ; t'es crevée. Je m'en occupe.

Il grimpa silencieusement jusqu'à mon lit, épongea mon front et caressa mes cheveux.

- Manuel ? Réclamai-je dans mon sommeil. Ne m'abandonne pas. Le sang, le sang. Pitié! Maman!

- Je suis là, murmura-t-il en caressant mon front. Dors Lorraine, dors. Je veille sur toi.

Ma respiration ralentit jusqu'à devenir régulière. Ma main s'accrochait à son index. Et puis, peu-à-peu, j'ai lâché prise.

- Mais qu'est-ce qui t'es arrivé ? Murmura Manuel inquiet.

Quand il fut certain que j'étais profondément endormie, il descendit de ma chambre et se retrouva nez-à-nez avec Betty qui s'inquiétait pour moi.

- Elle a probablement vécu un sale truc, chuchota-t-elle. Elle disait qu'il y avait du sang partout les deux premières fois. Qu'est-ce qu'on peut faire pour elle ?

- Ne lui en parle pas, répondit Manuel. Elle ne doit pas s'inquiéter. Préviens-moi si ça recommence. 

- D'accord, répondit Betty. Mais...

- Je m'en occupe, la coupa-t-il.

- C'est qu'on l'adore, dit-elle en parlant aussi pour Mila. Ça nous fait de la peine. Elle est tellement gentille.

- Je sais, répondit Manuel. Si tu vois l'autre con dans le coin demain, tu m'appelles tout-de-suite.

- Ok, répondit Betty en baillant d'épuisement. Je retourne me coucher. La nuit a été courte.

- Dors bien. Je veille. De toute façon, je n'ai plus sommeil. Va dormir. Je reste dans le coin.

- Ecoute! Murmura-t-elle encore. Elle pleure.

- Je reste ici, dit Manuel en montant de nouveau dans  ma chambre. Va dormir.

Il caressa mes cheveux et essuya mes larmes. Je dormais profondément, bien blottie tout contre lui. Cette fois-ci, il resta près de moi jusqu'à ce que le soleil se lève.


Pomme d'amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant