𝐏𝐫𝐢𝐧𝐜𝐞𝐬𝐬𝐞 𝐒𝐚𝐫𝐚𝐡

Chapitre 18 √

C'est le pas vif que j'entre dans la salle de réception, à la traîne derrière les autres sélectionnées. Devant moi, Aubrey et Elisa discutent et je ne tente pas d'entrer dans leur conversation. Elles parlent de choses futiles, de choses qui ne m'intéressent pas. Je suis bien trop énervée pour penser à autre chose. Cette histoire avec Ariane m'a bouleversée. Elle qui m'avait dit de ne pas trop m'attacher aux gens, elle est devenue ma première réelle amie, et j'ignorais à quel point ce sentiment pouvait être aussi fort. J'ai l'impression d'être touchée par le moindre événement qu'elle vit. Je trouve en elle un réconfort et une bienveillance que je ne connaissais pas jusque-là.

Néanmoins, je sais que je ne dois pas trop compter sur ça. Je serai bientôt de retour à la maison. Ariane me manquera, c'est une évidence. Quant au prince... J'ignore pourquoi ses propos me font autant réagir, pourquoi je fais autant attention à la moindre petite chose qu'il me dit. J'aimerais m'en ficher, mais tout ce que je suis capable de faire pour le moment, c'est jouer l'intouchable.

Je me poste à côté d'Elisa au centre de la table, ma sœur en face de moi près de Calista. Les deux me jettent des regards perçants et sournois, si bien que je détourne le mien.

Le prince entre d'une façon remarquable, escorté par Wilson. Ce soir, il est seul. Pas de parents royaux avec lui. Les seules fois où ils l'accompagnaient, j'avais trouvé l'atmosphère étrange. Comme lourde. Et oppressante. Pourtant, aujourd'hui, tout semble plus léger. Beau, grand et puissant, il s'avance vers nous et s'assoit en bout de table, là où son père se serait assis d'ordinaire.

— Bonsoir, mesdemoiselles.

Les sélectionnées lâchent toutes des petits rires et il hausse un sourcil, l'air d'attendre. Je ne bronche pas. Silencieuse, je l'observe. Il est différent. Il paraît plus grand et plus musclé. J'ignore si c'est son veston noir moulant les muscles de ses bras qui le rend aussi séduisant ou bien la façon dont le premier bouton de sa chemise est défait, mais il respire la beauté.

Je sors de ma rêverie lorsque sa voix résonne de nouveau, et relève la tête.

— Aujourd'hui est un jour un peu spécial. Comme vous le savez sûrement, à la fin de ce mois et du prochain d'ailleurs, des petites épreuves auront lieu pour vous départager. Des tests de culture, de prestance et de toutes autres choses. Pour mettre en avant ces activités et pour vous dévoiler à Aragona tout entier, un shooting photo aura lieu ce soir, dans le jardin, sous le champ des étoiles. Cette séance photographie ne durera pas éternellement, j'ai donc établi une liste avec ordre de passage.

Il ponctue sa phrase par un signe de main, nous invitant à nous assoir. J'entends Calista ronronner :

— La liste de passage a-t-elle été faite selon vos préférences, Votre Altesse Royale ?

Cette remarque fait rire la plupart des filles dans la salle et le prince lui répond avec un sourire étincelant :

— Sûrement, Calista. D'ailleurs, tu es la première à passer.

Je me décompose en même temps que cette pauvre fille jubile et balance sa tignasse blonde en arrière. Ce n'est pas le fait que je ne sois pas en première sur la liste qui me dérange, c'est même la dernière chose que je souhaiterais. Ce qui m'agace, c'est le fait qu'il ait placé cette sorcière à cette place.

Énervée, je triture du bout de ma fourchette le plat au saumon que l'on nous apporte en guise d'entrée.

— Sarah, ce n'est pas la bonne fourchette à utiliser, lance Solenn subitement. Tu n'as donc pas appris les bonnes manières ?

— Oh, mais c'est vrai ça, rajoute Calista pour en mettre une deuxième couche. Quelle honte ! Et ça, ça concoure pour obtenir la main du prince ?

Je tourne la tête. Les potins vont bon train entre les sélectionnées et il a l'air intéressé à parler à une autre fille alors pour clouer le bec à ces deux vaches, je bondis brusquement et plante mon couvert juste à côté de leurs deux mains :

— Ça, ça va bientôt vous déchiqueter la peau si vous continuez votre petit jeu. Mêlez-vous de votre postérieur, ça fera des vacances à tout le monde.

Leurs sourires disparaissent en même temps qu'Aubrey et Elisa pouffent à côté de moi. Je réalise alors qu'un silence de mort plane dans la salle. Quand je tourne la tête de nouveau, mon regard croise celui du prince.

Il apporte une bouchée de saumon à sa bouche, mastique lentement et me laisse moisir de honte devant dix-neuf filles. Elles me jaugent toutes comme si j'étais un animal sauvage et à part deux ou trois coups d'œil compatissants, je récolte du dégoût pur et simple.

Une fois sa bouchée terminée, il déclare dans un silence des plus tonitruants :

— Sarah, tu seras la dernière à passer.

À ce moment-là, je le hais de tout mon cœur. Ce sentiment vient noircir mes veines et m'empêche de respirer. Honteuse, je baisse la tête et fixe mon assiette telle une déterrée. Il vient de m'humilier devant des dizaines de personnes et les rires insupportables des deux sorcières en face de moi me donnent envie d'exploser ma rage contre lui.

Il mérite ma colère. Je n'ai jamais demandé à venir ici ! Je n'ai jamais demandé à m'inscrire à cette fichue sélection ! Tout ce que je veux moi, c'est rentrer à la maison et retrouver Aiden. Je ne veux pas de ces repas qui n'en finissent jamais, de ces robes qui me grattent le dos ou encore de toutes ces mesquineries pour conquérir le cœur d'un homme. Je n'irais pas à ce stupide shooting photo.

Je fais mûrir ma décision tout le long du repas, si bien qu'arrivé au dessert, je suis prête à m'en aller.

— Tu n'as pas à t'en faire, tu sais, lance Elisa en se penchant vers moi. Il passe autant de temps avec elles qu'avec nous toutes.

Elle désigne d'un coup de tête Solenn et Calista en face de moi. Ce qu'elle ne sait pas, c'est que je m'en fous.

— Il a quand même placé Calista en première place, grommelé-je.

— Qui te dit qu'il a vraiment une liste en tête ? répond-elle avec un sourire. Les hommes aiment se faire désirer, le prince apprécie sûrement cette compétitivité entre nous toutes.

— C'est stupide.

— Je te l'accorde. Il n'en demeure pas moins qu'il n'a pas l'air de s'intéresser à grand monde ici. Le peu de fois où nous nous sommes parlés, il m'a demandé si je me plaisais ici et pourquoi je m'étais inscrite. Nous parlons beau temps et enfants, rien de très enrichissant. C'est comme si son cœur était déjà pris. Son esprit est ailleurs.

— Peut-être est-il gay, renchérit Aubrey. Et qu'il est en couple avec son garde du corps ?

Je lâche un petit rire. Si seulement tu savais, Aubrey...

— Bien mesdemoiselles, le temps du shooting est arrivé ! Calista, tu ouvres le bal.

Le prince se lève en même temps que toutes les autres filles. Je reste stoïque, une ombre passant sur mon visage. Calista est la première à se lever et suit le prince, un sourire fier aux lèvres.

À peine sont-ils sortis de la pièce que les autres sélectionnées accourent en-dehors de la pièce et se ruent vers les baies vitrées. J'arrive derrière elles d'un pas nonchalant et ose me mettre sur la pointe des pieds pour tenter d'apercevoir quelque chose. Malheureusement, nous ne voyons rien.

Je suis donc condamnée à rester là et à attendre indéfiniment, sans autre distraction que les conversations banales d'Aubrey et Elisa.