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Ce fut le calme inhabituel des lieux, ainsi qu'un rayon de soleil importun faufilé à travers les volets, qui me réveillèrent le lendemain matin. L'esprit dans le vague, les pensées embrumées par une nuit de sommeil inhabituellement reposante, je restai un moment allongée à fixer le plafond blanc au-dessus de moi, savourant le calme qui régnait dans la pièce.

Un bref instant, j'envisageai de m'esquiver par la fenêtre, mais je repoussai l'idée aussi vite qu'elle était venue. Si les volets n'étaient pas verrouillés de l'extérieur, elle devait être couverte par un champ magique quelconque pour m'empêcher de le faire, et même si je réussissais par un miracle quelconque à passer, je n'irais pas très loin. Je n'avais pas mes pouvoirs, et la majeure partie de la Maison serait à mes trousses en quelques minutes. Et puis, les quartiers généraux étaient presque toujours localisés dans des zones vides, éloignés de toute civilisation ou presque. Cela empêchait les fuites intempestives, et rendait leur emplacement précis bien plus difficile à découvrir, d'autant qu'ils étaient souvent protégés de boucliers d'invisibilité. Bref, de toute manière, je n'aurais pas fait trois pas dehors que les limiers des pupilles électriques m'auraient retrouvée.

Un soupir m'échappa, et je me levai silencieusement. Kalyan dormait encore sur le ventre, à peine couvert par les draps. La majeure partie des couvertures et des coussins – il devait en avoir six ou sept, pour une raison qui dépassait mon entendement – avait été éjectée dans la nuit. Je l'observai un moment, et souris à l'idée d'avoir obtenu ce que la majorité des filles de Thor – ou d'autres Maisons Æsir, d'ailleurs – voulaient, sans pouvoir l'obtenir.

Curieuse de découvrir l'univers de mon geôlier, je fis un grand tour de la chambre sur la pointe des pieds observant tous les recoins avec attention. Même si je l'avais remarqué la veille, je fus surprise de la découvrir aussi impersonnelle. Vide. Deux bureaux, une commode, un lit. Aucune photo sur la table de nuit, ni nulle part ailleurs. À moins qu'il ne les ait juste cachées, mais au vu du reste, il ne me semblait pas que ce soit le cas.

Sur le bureau près de la fenêtre, des piles de papiers désordonnées et bancales, à la limite de l'équilibre. Deux tasses blanches vides, posées sur la table, exhalaient un relent de café, leur fond jauni par le breuvage désséché. Des partitions traînaient par-ci, un roman ouvert posé à plat par là. Étonnée, je constatai que c'était l'un de ceux que j'avais lus récemment. Sur l'autre table de travail, plus proche de son lit, un ordinateur de bureau, que je devinai être verrouillé par un mot de passe, même si ce n'était pas un ordinateur de travail, à mon sens, puisqu'il était relié à un petit synthé placé juste à côté. Et une guitare traînait dans un coin. Je haussai les sourcils. Il n'avait pas menti. Et j'étais totalement en train de m'incruster dans son intimité... quoique, après hier, cela n'avait plus vraiment d'importance.

Pensive, je pivotai, le considérai un instant avec attenion.

Étrangement, notre discussion nocturne avait totalement changé la donne. Au départ, nous avions tous les deux égoïstement prévu de nous servir de l'autre pour avoir un semblant d'ascendant physique et émotionnel, et tous les moyens avaient été bons pour y parvenir. Moi, j'avais mis en avant ma faiblesse, au risque de me la reprendre comme un coup dans les dents, parce que les semaines passées avec Kalyan m'avaient appris qu'il avait du mal à concilier émotions et travail et qu'au fond, il ne demandait qu'à aider les autres. En me rapprochant de lui, en m'immisçant dans sa vie, j'aurais ouvert une brèche dans sa loyauté. Et lui, malgré ses doutes, s'était présenté comme un roc solide, un soutien inébranlable face à mon instabilité sentimentale. Il l'avait probablement fait parce qu'il avait deviné la fêlure sous la surface, le manque de reconnaissance, la solitude douloureuse qui me hantait à chaque instant, qui m'aurait affaiblie si je m'étais attachée à lui. Nous avions tous les deux joué sur les émotions de l'autre, malgré la certitude que cela nous reviendrait en pleine face.

Mais nos confessions mutuelles avaient renversé la situation. J'avais trouvé en Kalyan un reflet de mes doutes et de ma loyauté quasiment aveugle aux miens, une image de celle que j'aurais pu être s'il n'y avait pas eu Ekrest. J'avais vu une partie de mes propres failles, entendu des échos douloureux de mon enfance, remis le doigt sur ce qui m'avait motivée à avancer au fil des années. Et lui... je ne savais pas exactement ce qu'il avait trouvé en moi, mais j'avais senti un changement dans son attitude, après notre discussion. Au bout du compte, au lieu de nous entraîner mutuellement vers le fond, nous nous étions associés pour remonter vers la surface.

Amusée par cette conclusion improbable de la soirée, qui avait pourtant mal débuté, je souris, et me dirigeai vers la salle de bains. Pieds nus sur le carrelage glacé, je fis couler l'eau dans la baignoire, fermai la porte, et me plantai face au miroir. Le bandage sur mon épaule était imbibé de sang séché, mes cheveux étaient en bataille, mes yeux étaient cernés, mais je me sentais étrangement... Reposée. En forme. De bonne humeur.

Autant en profiter pour faire la partie moins agréable de ma rééducation post-carcérale, songeai-je avec une grimace.

Je coupai l'eau aux deux tiers de la baignoire, me coulai dedans en silence, pinçai mon nez et plongeai ma tête sous la surface. L'eau envahit mes oreilles, m'agrippa la gorge, m'enveloppa comme une masse visqueuse et étouffante. Mon pouls grimpa en flèche, je serrai les dents, tétanisée, luttai pour maîtriser ma respiration.

Un. Deux. Trois.

Choc sur mon crâne, terreur sourde.

Quatre. Cinq. Six.

Murmure vipérin, oreilles bourdonnantes.

Sept. Huit. Neuf.

Voix dans ma tête, folie qui guette.

Dix. Onze. Douze.

Lumière, puis pénombre. Blanc, puis gris.

Treize. Quatorze. Quinze.

Hurlement inhumain, déchirant. Le mien.

Seize. Dix-sept. Dix-huit.

Sillons de larmes, sang dans ma bouche.

Dix-neuf. Vingt. Vingt-et-un.

Vision trouble, secrets sur ma langue.

Vingt-deux. Vingt-trois...

Inspiration. Je jaillis presque hors de l'eau, le cœur battant à tout rompre. Les souvenirs dansaient devant mes paupières fermées, emprisonnaient mon esprit dans un carcan d'épouvante. Je hoquetai, recrachai les quelques gouttes que j'avais avalées, me laissai tomber dos contre l'acrylique tiède de la baignoire, la tête rejetée en arrière. J'avais beau avoir ouvert les yeux pour chasser les flashs, je ne voyais pas le plafond. Je revivais tout.

Comment est-ce qu'on devient fort ?

La réponse était là, juste sous mes yeux. Ekrest m'aurait certainement dit que j'avais le choix. Y retourner, encore une fois, encore mille si c'était nécessaire, pour vaincre les cauchemars. Ou attendre qu'on m'impose l'horreur à nouveau. Les Thor ne le feraient plus après cette nuit, c'était quasiment certain, mais rien n'excluait que je me retrouve capturée une nouvelle fois par d'autres Æsir, ou même des Vanir. Et il n'y aurait peut-être pas de voix pour me sauver cette fois-ci.

Je me mordis les lèvres, cœur tambourinant encore dans ma poitrine, et replongeai aussi sec. Ce ne fut pas mieux. Ni pire, ni mieux. Pareil à la première fois, une angoisse suffocante, plus étouffante encore que l'eau dans mon nez. Mais je me forçai à maintenir ma peur en laisse, à supporter le toucher oppressant de l'eau contre ma peau, son contact avec mon visage. Je m'obligeai à rester sous la surface de plus en plus longtemps, les doigts crispés, le sang pulsant trop vite dans mes veines, et les souvenirs fusant dans mon esprit par flashs, laissant derrière eux la terrifiante impression de me noyer, encore et encore.

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Bon, c'est une partie un peu moins agréable que la précédente, mais il fallait bien passer par là à un moment ou à un autre...

Le Cycle du Serpent [I] : La Confrérie de LokiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant