Chapitre 15

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"Le temps passa, sans nouvelles de mon cousin", continua Iris dès que Théophile fut assis.

"Je ne m'inquiétai pas dès le premiers mois. Les lettres mettaient en général jusqu'à six mois pour nous parvenir, à cause du va-et-vient des postes et des soubresauts de la situation ici et là-bas. Mais en septembre, nous n'avions aucune nouvelle depuis janvier, malgré les missives que nous avions envoyées pour annoncer les futures noces de Lorelei. Cela nous inquiétait tous, et mon père faisait de fréquents aller-retours à Nantes pour obtenir des nouvelles. Nous apprîmes ainsi que son régiment était revenu depuis longtemps en France, mais que lui et quelques uns de ses camarades étaient restés, affectés à une autre unité pour manque d'effectifs. Nous n'avions pas encore osé l'informer du mariage de Virginie Faure."

"Quand mon père revint, cet après-midi, il ne se fit pas prier pour nous rapporter les nouvelles. Notre mère vint nous chercher dans le salon d'hiver, la mine blême.

'Votre père vous demande dans le petit salon, nous indiqua-t-elle. Il a des nouvelles.

-Tout va bien, Maman? Vous êtes si pâle! s'inquiéta Lorelei.

-Allez, vite.'

Derrière nous, je crus la voir sortir son mouchoir pour sécher brièvement ses yeux."

"Nous entrâmes dans le petit salon, le coeur battant. Notre père arrêta de faire les cent pas quand il nous vit et se figea, cherchant la façon de nous annoncer une catastrophe sans que Lorelei ne tombe en pâmoison. Il finit par lancer:

'J'ai mené des recherches, avec le soutien d'amis qui se rendaient à Marseille.'

Il parlait de Maël, cela ne faisait plus aucun doute. J'aurais encore préféré qu'il nous annonce une nouvelle venue des Légitimistes.

'Ils sont revenus à Nantes, et ont obtenu des informations auprès d'autres soldats rentrant en France. Asseyez-vous.

-Tant que vous n'aurez rien dit... Je ne m'assiérai que quand vous nous aurez tout dit, déclarai-je, peu certaine.

-Ne discute pas.'

La situation était hélas trop grave pour que je lui tienne tête, et c'est la gorge nouée que je lui obéis. Il reprit:

'Le Général Desmichels a lancé des offensives sur les villages voisins d'Oran. Maël est porté disparu depuis. Ils supposent qu'il a été capturé par les guerriers d'Abd El Kader pour être exécuté ensuite. Ils le pensent sûrement mort.'

L'effet ne se fit pas attendre; Lorelei s'effondra de sa chaise. Agathe et Antoine furent appelés pour la porter à sa chambre. Je sentis mon coeur se poignarder. Il avait trop battu pour entendre cela. Tout semblait couler autour de moi.

'Est-ce vrai? parvins-je à balbutier. Il est mort?

-Attends, je n'ai pas fini.'

Il s'assit à mes côtés.

'Ses amis ont aussi disparu. Il est possible qu'ils cherchent à faire des otages pour les échanger contre des prisonniers.'"

"Cette nouvelle me rassura quelque peu. Il fallait qu'il dise vrai. Je ne pouvais accepter qu'il meure ainsi. Il ne pouvait pas quitter ce monde aussi loin de sa terre.

'Je reprends tes leçons dès demain', annonça alors mon père.

Je lui lançai un regard perdu.

'Je croyais que vous vouliez attendre...

-Je ne peux plus me permettre d'attendre. Demain, six heures tapantes.'

Il se leva et sortit en quatrième vitesse de la pièce. J'entendis peu après le bruit d'un cheval lancé au galop s'éloigner du manoir. Ma mère s'approcha de moi.

'Comment va Lorelei? interrogeai-je.

-Elle se repose. Agathe veille sur elle.'

Elle prit la place qu'occupait mon père quelques instant auparavant.

'Et toi, Iris? Comment vas-tu?'

J'aurais voulu éclater en sanglots dans ses bras, me laisser aller, mais je restai de marbre, les larmes perlant à mes paupières. Peut être aurais-je réagi autrement si Agathe s'était tenue face à moi. Mais ma mère m'embrassa tout de même avant de me quitter elle aussi. Là, je ne me retins plus; les larmes coulèrent. Je me redressai et tentai de traverser la distance qui me séparait de la porte, avant de m'écrouler contre un mur. Je me mis à pleurer silencieusement, pendant quelques minutes, le temps pour Antoine de me découvrir et de m'aider à me relever.

'Allons, Mademoiselle. Voulez-vous que j'appelle votre mère?

-Cela ne sera pas nécessaire, décrétai-je en me ressaisissant. Je vais prendre l'air, tout ira mieux ensuite.

-Agathe pourrait vous faire un chocolat. Il est l'heure du goûter, après tout.'

Il s'effaça pour me laisser passer la porte.

'Je vais l'appeler', signala-t-il en montant au premier."

"Lorelei n'étant pas réveillée, la camériste de ma mère vint remplacer notre nourrice, et cette dernière fut bientôt devant une casserole de lait bouillant, cassant au couteau la plaque de cacao. Je me retrouvai soudain dix ans en arrière, quand j'avais fait une bêtise et que j'étais condamnée à rester clouée sur un banc à la cuisine, sous la surveillance d'Agathe, au lieu de jouer avec ma soeur et mon cousin. Elle me faisait toujours une tartine de confiture pour me consoler. Après quasiment un siècle, je m'en rappelle encore."

"Je restai un instant immobile devant ma tasse fumante. La bonne odeur aurait eu le don de faire redoubler mes sanglots; Maël aussi aimait son chocolat au goûter. Agathe prit la chaise à mes côtés et posa une main compatissante sur mon épaule.

'Vous pouvez pleurer, vous savez, Mademoiselle. C'était presque votre frère.'

Même elle le reconnaissait.

'Pourquoi Papa ne lui a-t-il pas dit avant qu'il parte?'

Je fondis en sanglots. Mon ancienne nourrice me consola comme elle put. Quand je me fis calmée, elle me gronda:

'Buvez votre chocolat, il va refroidir.'

Je lui obéis, me replongeant dans la peau de la petite fille que j'étais."

Mémoires du Siècle Dernier, tome 2 : Le journalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant