"Alors, le scribe, votre lecture a-t-elle été agréable?"
Théophile haussa les épaules.
"Monsieur Ansond écrit de manière agréable", résuma-t-il.
Il avançait lentement, mais sûrement.
"Et où en êtes-vous?
-Ils sont encore dans le camp d'Abd El Kader.
-Vous êtes très lent, Monsieur Dieudonné. Il faudrait songer à terminer votre bouquin avant qu'il ne tombe en poussière."
Le biographe lui offrit un grand sourire.
"Moi aussi, je vous apprécie grandement, Madame."
La vieille dame chassa la remarque d'un revers de main, à demi-irritée.
"Je vous ferai juste remarquer que novembre approche à grand pas, et que nous avons à peine commencé. Lorsque nous serons à la moitié du récit, je vous laisserai faire une pause, si le rythme ne vous convient pas.
-Il me convient parfaitement."
Elle était décidément contrariée. Théophile n'eut pas le temps de s'installer qu'elle avait déjà commencé:
"Trois semaines passèrent, sans nouvelles ni de Maël ni de d'Arcourt. Mon père et moi avions repris des rapports tout à fait cordiaux et je continuais mon apprentissage auprès de lui. Et puis, un matin, un attelage apparut dans notre cour. Je revenais avec mon père de l'inspection quotidienne des vignes; ma présence était devenue habituelle parmi les employés, si bien que l'on me serrait la main aussi bien qu'au grand patron au lieu de porter une main respectueuse à son couvre chef pour me saluer, comme on l'aurait fait avec une dame. Je dois avouer que je m'en enorgueillissais, d'ailleurs."
"Quand nous arrivâmes devant le manoir, la voiture se faisait déjà vider par Antoine et Agathe, qui sortaient malles sur malles.
'Attendions-nous un visiteur? s'enquit mon père, perplexe, en descendant de son cheval.
-Du tout, Monsieur, lui répondit Antoine. C'est Monsieur d'Arcourt qui envoie ces présents à Mademoiselle Lorelei.'
Je regardai mon géniteur, à mon tour étonnée. Ce dernier affichait une mine plus concernée cette fois-ci. Nous allâmes en vitesse rentrer nos montures, puis rejoignîmes ma sœur et ma mère, qui contemplaient bien entendu tous ces cadeaux. Et quelles belles choses y avait-il? Des mètres de tissus, de dentelle de Mirecourt en coton nouveau et léger, d'Argentan en Points de France, celle utilisée par les rois de l'Ancien Régime, d'Alençon tout aussi fine, de soie lyonnaise pour les bas et les dessous, de taffetas, de rubans chatoyants. Trois châles de dentelle aussi et un en cachemire, trois jupons en coton, et surtout, dans son écrin, une magnifique broche en or et son cœur d'aigue marine."
"J'aurais pu m'émerveiller de cette délicate attention, comme ma mère et ma sœur, mais deux choses m'en empêchaient: la première était que je trouvais assez inapproprié de se réjouir d'un cadeau de mariage alors que nous allions peut être devoir enterrer notre cousin. La seconde était que mon père avait perdu toute sa curiosité, et que la sévérité de ses traits me laissaient entendre que toute cette mascarade l'agaçait au plus haut point. Mais sa colère ne semblait pas tournée vers sa femme, ou même Lorelei."
"Ma mère s'adressa alors à lui:
'Quelle belle attention, n'est-ce pas?'
Au lieu de lui répondre, il appela Antoine.
'Vous renverrez tout cela à Monsieur d'Arcourt', lui dit-il d'un ton égal.
Antoine, étonné, acquiesça tout de même et sortit pour retenir la voiture.
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Mémoires du Siècle Dernier, tome 2 : Le journal
Ficción históricaPrintemps 1833, Pays de Retz, Loire Inférieure Iris de Douarnez, la cadette, continue son apprentissage auprès de son père, selon les circonstances. Depuis qu'elle a lu la lettre de Monsieur Faure, elle n'ose pas annoncer l'affreuse nouvelle à Maël...