5 - Routine matinale

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La nuit laissait doucement sa place au jour. Alors que le crépuscule colorait progressivement l'appartement 5G de la rue Dorbée, Léo caressait le cuir des accoudoirs de son vieux fauteuil club. Il passait lentement ses ongles dans les rainures d'empreinte de peau tout en fixant un point dans le vide. Ses yeux rebondissaient sur ses toiles, son bureau ou bien la porte de sa salle d'eau mais jamais sur son lit. Il s'interdisait de poser les yeux sur le drap défait, sur l'oreiller tassé. Il l'avait laissé ainsi tout l'été et personne n'allait y retoucher. Léo passait ses nuits dans le fauteuil, ou dehors. Il marchait de longues heures dans l'obscurité. Il tentait de mettre le plus de distance possible entre lui et ça. Mais ses nombreuses tentatives d'évasion ne donnaient rien, la fuite n'était pas son fort. Chaque nuit, chaque heure, chaque minute son esprit le ramenait deux mois en arrière.

Il était enfermé. Parfois il regrettait l'amnésie, ce sentiment cotonneux que sa vie était tout autour de lui sans qu'il puisse l'apercevoir. Il essayait de recréer cette illusion, cet épais brouillard qui troublait sa vision. Malheureusement son esprit restait vif et clair, sa mémoire intacte. Ses souvenirs tournaient en boucle devant ses yeux.

Alors il demanda de l'aide à son seul véritable ami, il ne l'avait jamais jugé et semblait même parfois la meilleure des distractions. Autrefois Léo aurait pu penser qu'il n'était là que pour des occasions frivoles et festives. Certes il était toujours dans le décor mais Léo pensait sincèrement à l'époque qu'il pouvait vivre sans lui si jamais il le décidait. Il n'avait qu'un rôle secondaire, véritablement facultatif à son équilibre. Tant qu'elle était là.

Mais ce n'était pas lui qui était parti. Léo se rapprocha alors naturellement de lui car il savait que sa chaleur pouvait réchauffer son coeur glacé. Léo avait même remarqué qu'il redevenait presque cet homme taquin et séducteur lorsqu'il passait la nuit à boire et plaisanter avec lui. Ils étaient devenus indissociables. Cependant, Léo décida de garder cette relation discrète. Ils ne fréquentaient plus les bars et passaient le plus clair de leur temps à l'appartement.

Peut-être avait-il peur qu'on le sépare de lui si jamais les gens jugeaient leur relation inappropriée. Le jugement d'autrui, voilà un concept que Léo objectait de plus en plus. Sur quels fondements devaient-ils se baser pour juger une relation saine ou nocive ? Même si son ami était pointé du doigt régulièrement pour ses méfaits, devait-il pour autant être châtié à vie malgré tout le bien qu'il procurait à Léo ?

Devait-il être puni pour son erreur ? Le châtiment toléré pour son crime était-il nécessaire alors que son esprit l'enfermait déjà dans un cauchemar sans fin ?

Léo était reconnaissant que son ami soit toujours là, acceuillant et amical. Néanmoins, le professeur d'art reprenait le chemin du lycée ce matin là et son amitié risquait d'être mise à rude épreuve devant les centaines de visages juvéniles. Heurensement Léo avait passé la nuit à boire avec lui et sentait encore la chaleur dans sa gorge.

Ses yeux d'un noir méditerranéen tombèrent malencontreusement sur les draps ourlés qui baignaient à présent dans la lumière orangée du matin. Léo planta ses ongles dans le fauteuil et fronca les sourcils. Le lycée était rempli de choses sur lesquelles Léo ne pouvait pas poser les yeux sans avoir cette bombe acide prête à exploser au fond de son ventre. Il n'allait pas pouvoir survivre à cette journée, pas sans lui.

Le prof d'art porta son regard sur son ami qui dormait encore dans la cuisine. Léo se leva péniblement du fauteuil et ouvrit son placard pour attraper un thermos en alu bleu marine. Il se tourna et débrancha le téléphone de son cordon d'alimentation. Il déverrouilla l'appareil et lu 23 appels en absence sur l'écran d'acceuil. Léo accèda facilement à la boîte vocale et supprima tous les messages en quelques clics. Il se rendit ensuite dans la salle d'eau. Après une rapide toilette et une brève coiffure aux doigts Léo s'accroupit sous le lavabo et glissa le téléphone entre deux couches de serviette éponge en n'omettant pas de le régler en mode avion. Il sortit de la pièce exigue et retourna dans la cuisine. Léo observa un moment le reste de café qui reposait dans le fond de la cafetière. Il le versa dans une tasse et le plaça au centre du plateau tournant du four micro-ondes.

Allait-il vraiment faire ça ? Retourner là-bas en prétendant être le même ? Enseigner, transmettre ses connaissances, avoir une réelle conversation avec d'autres personnes ? Il n'en était pas capable, pas sans lui.

Léo regarda alors son ami encore immobile sur le comptoir. Il caressa des bouts des doigts son étiquette de papier. Le verre autour du liquide ambré était lisse et froid mais Léo savait qu'à l'instant où le whiskey glisserai sur sa langue la vie serrai plus supportable.

La cloche du micro-ondes surprit le professeur. Il regarda la tasse fumante à travers la vitre teintée. Il voyait également son propre reflet et très vite il se perdit dans les profondes cernes sous ses yeux. Bizarrement, son insomnie ne l'empêchait pas de vivre ses cauchemars éveillé. Il vit en arrière de son visage fatigué le reste de son appartement, le décor d'innombrables souvenirs qui reprenaient vie sans prévenir. Léo vit alors les draps du lit se mouvoir accompagnés d'un gémissement féminin qu'il ne connaissait que trop bien.

Brusquement Léo se retourna mais évidemment il ne s'était rien passé. Le creux dans l'oreiller était intact et la brouille des draps restait inchangée. Le professeur serra son poing sur sa poitrine en se concentrant sur les palpitations effrénées de son coeur. Fermant les yeux une seconde, Léo sortit de sa poche son téléphone et le porta à l'oreille après une brève manipulation.

Aucune tonalité se fit entendre avant le lancement de la boîte vocale. Léo inspira bruyamment avant de couper sa respiration afin d'entendre la moindre variation de cette voix qui recitait ce texte beaucoup trop court :

Bonjour, vous êtes bien sur le téléphone de Sybille Valmont. Je ne peux pas vous répondre pour le moment mais laissez-moi un message et je vous rappellerai.

Léo pressa le bouton rouge et rangea lentement son téléphone dans le fond de sa poche. Il revint ensuite à son thermos et dévissa le bouchon. Il versa sa tasse de café à l'intérieur mais le niveau ne dépassait pas le tier du contenant. Léo saisit alors le Jack Daniel's et versa le whiskey pour compléter le breuvage. La bouteille était presque vide lorsque le thermos fut rempli à ras bord. Le professeur porta donc le goulot aux lèvres et but les dernières gorgées avant de partir affronter la vie.

L'art de la Nudité - tome III {Terminé}Où les histoires vivent. Découvrez maintenant