Chapitre 20 - La sélénite garce

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Un œil, il n'y avait qu'un œil gigantesque dans ces rêves sauronesques à la saveur oppressante. À pas lourds qui résonnaient sur le parquet de sa chambre, Augustine marchait de long en large, tel un lion sauvage encagé contre sa féroce volonté. Enfin, à cet instant précis, le son de ses pieds, qui martelaient le sol, ressemblait davantage à ceux d'un éléphant. Il était même très surprenant que le sommeil léger de sa mère n'en fut pas perturbé.

Quand elle brillait à son zénith, la lune pleine, comme il se doit, tenait bien souvent éveillée une seule Baudelaire sur les deux de la maisonnée. Cette dernière pleine lune de l'année, se révélait terriblement garce envers Augustine. Trois jours avant, le jour-J, elle avait subi les assauts redoutables du monde onirique. Subirait-elle encore les affres sélénites, trois jours encore, comme dans le folklore du loup-garou ? C'était à se demander si elle n'était pas le fruit d'un croisement entre un homme maudit par la malédiction du lycanthrope et une simple humaine. Elle ouvrit vivement ses rideaux pour faire face à la fautive. Est-ce que ses ongles allaient devenir crochus, acérés, aiguisés ? Est-ce que des poils lui recouvriraient le corps ? Des crocs luisants orneraient-ils bientôt sa gueule de loup ? Elle scruta longuement ses doigts, ses ongles, sa peau.

Rien. Nada.

Peut-être les quelques nuages, qui atténuaient les lueurs déjà rendues faiblardes par le brouillard, empêchaient-ils la magie d'opérer ? La transformation aurait-elle lieu lors du prochain cycle ?

- Tu vas me dire clairement ce que tu veux, oui ? hurla-t-elle à la lune en chuchotant comme elle put pour ne pas réveiller sa mère, toujours profondément endormie ces nuits-là ; il n'y avait probablement qu'elle que cet astre ne perturbait pas.

Évidement, Dame Lune ne daigna pas adresser le moindre mot à cette humaine bien insignifiante en comparaison aux soubresauts infinis de l'Univers incommensurable.
Augustine pestait. Elle referma ses rideaux et la nuit l'avala. Focalisée sur la lune, elle n'avait pas remarqué que l'unique réverbère de sa rue s'était éteint. Elle tituba jusque son lit et se lova sous sa couette. Ses pupilles s'habituèrent peu à peu à l'obscurité teintée d'argent. Qu'est-ce que ses rêves tentaient-ils d'exprimer ? Devait-elle s'intéresser au symbolisme de l'œil ? Ou était-ce simplement la peur de rater son dernier contrôle de français qui la stressait jusque dans ses songes ?

Les trois dernières nuits avaient été compliquées, mais celle-ci avait la palme ! Augustine tenta de se calmer pour parvenir à reprendre le fil de son rêve et le dénouer pour le comprendre. Comment avait-il commencé déjà ? Ah oui, dans la cabane...

Augustine ferma les yeux et visualisa la forêt dans son ensemble, le sentier de terre qui la pénétrait et l'arbre sur lequel, avec Maël, ils avaient construit leur havre de paix. Elle grimpa au tronc et se hissa mentalement sur le sol de leur refuge inachevé. Elle sentait presque le vent qui s'immisçait par les fenêtres venir lui chatouiller le cou. Elle aperçut, en contre-bas le petit cours d'eau qu'elle aimait tant et, instinctivement, elle sut que quelque chose s'y cachait pour elle. Elle descendit l'escalier de fortune plus vite qu'elle ne l'aurait voulu, ses pieds touchaient à peine les marches. On aurait presque dit qu'elle se trouvait en état d'apesanteur et qu'elle pouvait descendre les marches quatre à quatre. La sensation était merveilleuse. Lorsque ses chaussures atterrirent enfin, il n'y eut aucun choc, le sol avait délicatement amorti son poids. Elle se précipita alors vers le délicat ruisseau qui clapotait et plongea ses mains dans l'humus de la berge du ru. Augustine respira plusieurs fois l'odeur qui s'en échappait, elle lui rappelait quelque chose de familier, d'heureux, de paisible. Comme si ce parfum était celui de son foyer.
Dans son lit, Augustine inspira profondément, elle savourait l'instant de paix retrouvée qui l'emmenait une nouvelle fois sur les sentiers tortueux du monde de Morphée. Un peu plus tard, la même nuit, ses paupières battirent comme des ailes de papillon, son corps se tendit et ses doigts se crispèrent sur ses paumes. Tous ces signes ne pouvaient prédire qu'une seule chose : l'univers onirique tournait au cauchemar.

Augustine Baudelaire - T.1 - Les disparitions mystérieusesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant