Chapitre 34 - Le portail capricieux

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Les deux collégiens prirent un long moment pour inspecter les lieux. Ils tournèrent autour des arbres plusieurs fois, mais évitèrent de passer entre eux. D'un côté, ils voyaient le chemin d'où ils venaient, mais celui-ci ne continuait pas de l'autre côté, il s'arrêtait net entre les troncs jumeaux et la forêt s'étendait à perte de vue derrière lui.

- T'es sûre que c'est ici, frangine ?
- Affirmatif. J'suis convaincue que le portail est là, devant nous, entre ces deux arbres, mais qu'on l'voit pas.
- Pourquoi là ?
- J'sais pas, c'est ces arbres, ils semblent former un passage, tu sais comme dans les légendes. Et puis, le chemin qui disparaît entre eux, c'est un signe, non ? Tu crois pas ?

Elle ne semblait pas elle-même convaincue de ce qu'elle avançait. Le jeune garçon haussa les épaules, il ne savait pas quoi penser de toute cette aventure, elle était beaucoup trop tirée par les cheveux à son goût, et son cerveau avait encore des difficultés à saisir qu'il existait potentiellement une part magique à ce monde. Visiblement Maël ne lâchait pas prise et accepter la réalité de la magie se révélait impossible pour lui, en tout cas, pour le moment, alors, Augustine n'en rajouta pas. Pourtant, sans être sûre de quoique ce fût, elle ressentait bien des vibrations étranges émaner des arbres-miroirs.
Maël l'observait toujours tourner autour des troncs-jumeaux. Il la voyait apparaître et disparaître derrière les deux troncs massifs, on aurait dit qu'elle jouait à cache-cache avec les formes biscornues du bois, et il devait le reconnaître, elle était incroyablement douée. Il pensa aux dryades des contes et légendes traditionnels. Il s'empressa de le lui faire remarquer. L'ambiance se détendit légèrement. Maël soupira.

Après maints tours, Augustine se posta dos au chemin, face à ce qui aurait dû être un portail de taille humaine, mais il n'y avait là que les bois à perte de vue. Elle voulut approcher la main, mais rien ne se passa. Elle hésita à continuer, puis renonça. Le doute s'empara d'elle. Se serait-elle trompée ? Elle détailla encore une fois l'écorce rugueuse et le lierre qui s'enroulait autour des branches tortueuses. Le ciel se couvrit. L'obscurité gagna le cœur de la forêt. Au loin, le hurlement des chiens résonna.

Augustine se détourna des arbres-jumeaux et rejoignit son ami, le désespoir commençait à grignoter son cœur. Maël lut la déception sur son visage. Augustine s'assit sur l'humus humide à ses côtés, le dos contre un châtaigner centenaire, son tronc en tourbillon s'envolait vers les cieux. Les deux amis soupirèrent en chœur.

- Ça aurait été trop beau, trop simple, trop facile, ragea Augustine en raclant le sol avec ses talons. On aurait dit un cheval prêt à ruer, si elle n'était pas avachie par terre. Je pensais que le portail serait ouvert et qu'on aurait pu traverser et revenir vite-fait bien-fait avec les copains. J'y croyais vraiment.

Maël ne répondit rien. La tête baissée, le visage camouflé dans ses bras repliés. Sa tignasse rousse s'agitait dans la brise hivernale. En miroir, Augustine prit la même position et soupira longuement une nouvelle fois. Bientôt, on les entendit ronfler.

Ce n'était ni une chouette, ni un pic-vert, ni un écureuil, ni un renard qui avait pu émettre ce son. Le monde animal ou végétal lui était étranger. Il venait d'ailleurs, d'une autre réalité. Un mélange de gong, de torsion de taule et de vent qui s'engouffre dans une cheminée ancienne. Augustine n'avait pas d'autre explication au bruit familier qui venait de les faire sursauter tous les deux. Oui, un mélange entre les esprits du vents et ceux du métal, s'ils existaient. Des picotements parcoururent sa nuque, comme les deux autres fois... comme à chaque fois qu'elle ressentait la magie... Son cœur se serra.

Elle se leva d'un bond, imitée par Maël qui ne comprit pas d'où venait ce bruit. Il se figea lorsqu'il l'aperçut. Il ne rêvait pas, le portail était apparu. Entre les troncs jumeaux, des entrelacs de volutes colorées se tissaient en un voile léger qui épousait la forme du vent, il se déformait à la guise de la moindre brise capricieuse. Les lueurs qui émanaient du portail se reflétaient sur les troncs-jumeaux, un flambeau de milles joyaux éclairait les bois. Les deux compagnons, envoûtés par Morphée, n'avaient pas perçu la nuit engloutir le jour.

À travers le maillage du voilage, les aventuriers distinguaient des couleurs, de vagues formes qui composaient une nature floue. Il semblait faire jour et un soleil éclatant brillait à son zénith, comme la lune chez eux.

- Enfin, souffla Augustine, enthousiaste, on va pouvoir retrouver nos amis.

Il n'y avait qu'une seule façon d'en être sûr : traverser et découvrir ce nouveau monde, mais abruti par cette apparition, Maël tituba et s'effondra au sol sur les fesses, les yeux hagards. Augustine courut près de lui, elle posa sa main sur une de ses épaules et le fixa droit dans les yeux.

- Amimaël, je vais passer. J'me sens attirée par cet endroit. J'ai besoin de passer entre ces arbres pour vérifier que j'ai raison. Y a quelque chose qui m'attire par là-bas, j'sais pas quoi et j'sens au fond de moi que j'dois y aller. À toi de voir si tu veux m'suivre ou pas. J't'obligerai à rien, c'est ta décision ! Si toute cette histoire te perturbe, j'comprendrai. Elle soupira, puis reprit : on apprend pas tous les jours que la magie existe.

Le ton d'Augustine était sans appel, il ne servait à rien d'essayer de la raisonner, de ne pas traverser, de ne pas aller vers ce monde étrange qui l'attirait tant. Maël la connaissait tellement bien, qu'il savait au fond de lui qu'elle n'en ferait qu'à sa tête. La curiosité l'emportait à chaque fois.

Décidée, le regard fier elle s'avança devant les deux arbres, précisément là où le chemin s'arrêtait net. Elle rapprocha sa main du portail pour en sentir ses vibrations. De légers picotements chatouillèrent sa peau. Les ondes de lumières paraissaient vivantes, elles formaient quelques subtiles vagues étincelantes. Augustine bloqua sa respiration, détourna le regard pour fixer celui ébahi de Maël et plongea son bras gauche dans le vortex lumineux.

Elle sentit un faible courant d'air glacé goûter ses doigts, lécher sa paume, envelopper son poignet. En une caresse sensuelle, un lacet de volutes lavande et rose s'entortilla autour de son avant-bras comme un ruban d'énergie, celui qui scelle les serments inviolables. L'adolescente frissonna de plaisir. Elle sentait que le portail avait sa propre volonté, et il désirait qu'elle traversât. La pression délicate du ruban autour de son bras devint plus intense. D'instinct, elle savait que si elle n'obéissait pas, il la forcerait à passer. D'une façon ou d'une autre, elle devrait franchir le passage et pénétrer l'Autre-Côté. Elle ferma les yeux quelques secondes et souffla pour se donner du courage, on ne conquérait pas tous les jours un nouveau monde. Elle jeta un dernier coup d'œil à son ami atterré, étira ses fines lèvres et leva le poing droit en l'air d'un air guerrier et lança d'une voix remplie d'assurance :

- Pour la science !

Elle esquissa un clin d'œil furtif, inspira profondément. Une boule entrava sa gorge, synonyme de l'angoisse qui la tiraillait. Pourtant, l'envie de découvrir l'autre-monde était plus forte et la jeune fille se laissa happer par les tentacules multicolores.

Augustine avait songé à ce moment précis plusieurs fois les jours précédents. Elle s'attendait à traverser ce portail comme on franchit une porte, d'un seul pas, pourtant, elle se souvint que sa main n'avait pas reçu la chaleur du soleil qu'elle avait aperçu à travers le voile mystérieux. Son corps fut saisi de frissons, un courant d'air glacial s'était propagé sur sa peau. Et là, lorsque sa nuque eut franchi le sas entre les deux mondes, un vent froid violent souleva ses cheveux. L'espace d'un instant Augustine se sentit perdue. À gauche comme à droite, les couleurs se mélangeaient à l'image d'une peinture trop liquide ou d'une aquarelle mal maîtrisée. Plus de ciel, plus de sol, plus de côté. Elle flottait dans un espace inconnu.

- Eh oh ! tenta-t-elle.

Aucun son ne s'échappa de ses cordes vocales. Elle avait pourtant bien senti son souffle les faire vibrer, mais rien. Le silence pesant rendait encore plus angoissant ce tunnel entre les réalités. Un Entre-Mondes bien étrange. Elle jeta un regard derrière elle et aperçut la forme floue de Maël. Le vertige de l'infini s'évanouit aussitôt, elle sut qu'elle devait avancer droit devant. Si l'une des réalités était derrière, l'autre était donc en face. Savoir, c'est pouvoir ! En une seconde le passage s'illumina devant elle et Augustine le franchit sans hésitation aucune.

Augustine Baudelaire - T.1 - Les disparitions mystérieusesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant