Chapitre 23 - Les souvenirs morcelés

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Augustine passa son week-end d'anniversaire seule, déprimée et angoissée. Mise à part sa mère, personne ne lui souhaita ce jour spécial pour elle. Aucun ami. Aucune famille. Son père fit preuve d'un silence exemplaire, comme toujours. Comme toujours, aucune carte postale, aucun cadeau, aucune attention de sa part. Pourtant, chaque année, elle espérait le voir arriver par surprise, glisser le bout de sa tête par la porte et la serrer dans ses bras. Le reconnaîtrait-elle ? À quoi ressemblait-il vraiment ? Pouvait-on savoir instinctivement qui était son père ? Oui, elle était sûre, d'instinct, elle saurait que c'était lui et son cœur se réchaufferait à jamais. Pourquoi souffrait-elle spécialement aujourd'hui de l'absence de quelqu'un qu'elle n'avait jamais connu ? Ses grands-parents, morts depuis bien avant sa naissance, ne lui manquaient pas, eux.

Ce jour-là, elle parla peu et se réfugia dans ses devoirs et la nourriture pour éviter de penser à sa souffrance intense. Son appétit avide surprit sa mère. Pour son repas d'anniversaire, le samedi midi, elle avait décidé de faire des croque-messieurs. Augustine en engouffra trois salés et deux sucrés, plus du double de ce qu'elle avalait d'ordinaire. Marissa l'observa avec des yeux ronds lorsque sa fille termina son cinquième.

- Y'en a encore ? J'ai une faim de loup !

Marissa jeta un œil à l'assiette vide qui trônait sur le plan de travail.

- Tu viens de manger le dernier ma puce, mais je peux t'en refaire un si tu veux.
- Non, ne bouge pas maman, j'y vais.
- Il faut rebrancher le fer, je pensais qu'on en aurait assez.

La jeune affamée rebrancha le fer et prépara sa purée de banane et quatre morceaux de chocolat noir qu'elle disposa sur une tranche de pain de mie. Elle recouvrit le tout d'une deuxième tranche et enfourna son sandwich dans le fer à croque. Alors qu'il cuisait, Augustine fronça les sourcils, plongée dans ses sombres pensées. L'image terrorisante de l'œil monstrueux qui la surveillait dans ses songes la hanta une nouvelle fois. Et peu à peu, la forêt se superposa à celle de la pupille vipérine, comme si l'être qui l'observait était omnipotent, comme un dieu. L'angoisse lui étreignit le cœur. Ce rêve récurrent avait-il un lien avec ses pertes de mémoire en forêt ? Y avait-elle été témoin d'une chose tellement horrible qu'elle en avait tout oublié ?
Marissa lui tournait le dos et dégustait son repas ; le silence de sa fille lui pesait, elle soupira. Elle s'en voulait de l'avoir privée de sa fête d'anniversaire, la punition était peut-être trop rude.

- Ma puce, est-ce que ça te dirait d'aller au cinéma cette après-midi ?

Augustine demeura silencieuse, happée par sa spirale d'idées noires. Le crépitement de son croque-monsieur, dont le chocolat s'échappait pour fusionner avec la plaque de métal, ne l'extirpait pas de son monde mélancolique. Sentant le chocolat caraméliser, Marissa se leva et sauva in extremis le sandwich grillé d'une mort certaine par carbonisation. Elle le déposa dans l'assiette de sa fille avant d'aller se poser à côté d'elle, le dos contre la cuisinière. Tendrement, elle lui passa le bras autour de son cou et naturellement, sa fille lova sa tête sur son épaule. Elle demeurait muette, le regard voilé, de retour dans le passé, aux moments de ses blackouts. Elle visualisa une nouvelle fois tout ce dont elle se souvenait : les bribes de sa dispute avec Maël, sa discussion avec Valentine et... Elle avait l'impression qu'il s'était passé quelque chose après ces événements, mais elle ne réussissait pas à mettre le doigt dessus, comme si on lui avait enlevé un moment de sa vie ou tout simplement...

- Maman, tu crois qu'on a pu effacer ma mémoire ?

La question dérangea Marissa qui ne sut quoi répondre sur l'instant. Pourquoi n'y avait-elle pas songé plus tôt ? Peut-être que sa fille vivait la même chose qu'elle, mais quoi ? Se réveiller dans des endroits improbables... Des pertes de mémoire, les blackouts, elle aussi en avait été victime à une certaine époque, pas si lointaine. Quatorze ans plus tôt, jusqu'à la naissance d'Augustine, il y avait pile treize ans. Qu'était devenu le père d'Augustine ? Cet homme mystérieux et charismatique dont elle se souvenait à peine l'apparence. Était-il toujours en vie ? Pensait-il à elle ? Il ne savait même pas qu'il avait une fille. Serait-il resté s'il avait su qu'ils avaient eu un enfant ensemble ?

Augustine Baudelaire - T.1 - Les disparitions mystérieusesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant