Chapitre 35 - L'Autre-Côté

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Dans l'autre réalité, Maël vit la silhouette de la jeune fille se déformer lorsqu'elle franchit le portail, elle se tordit même dans tous les sens, mais elle semblait toujours tenir debout. À travers le voile invisible, les plis de ses vêtements se tortillaient, se torsadaient et paraissaient danser une gigue endiablée.

D'un bond, d'un seul, Maël se redressa, il ne pouvait pas la laisser seule. Non, non, non. À la vie, à la mort, meilleurs amis pour la vie, frangins ou rien, quoiqu'il en coûtât ! Alors il s'élança vivement vers le passage, mais juste devant lui, il se figea, pétrifié par l'angoisse. Il jaugea le portail transparent. En l'air, il se mélangeait aux frondaisons étrangement riches en cette saison des deux chênes noueux siamois, au sol, il se fondait aux racines des arbres et à l'humus. Maël avança une main, paume dirigée vers la porte de l'autre monde. À quelques centimètres, il pouvait sentir un flux d'énergie vibrer. Des langues colorées tentaient de s'échapper pour lui attraper le poignet. Il retira sa main, terrifié par la vision de ces volutes énergétiques qui ne désiraient que l'emporter avec lui.

De l'autre côté du miroir, Augustine lui tournait le dos. Maël resta là à contempler sa silhouette. Elle regardait à gauche, elle regardait à droite et continuait d'avancer paisiblement. Il savait déjà qu'elle était ébahie par ce qu'elle découvrait. Tout devait exciter son esprit scientifique.

Sur le palier de l'Autre-Monde, Augustine avança de quelques pas et déposa son sac sur l'herbe foisonnante. Tout était plus vif que le monde dans lequel elle avait vécu jusque là, plus coloré, plus intense. Une chaleur réconfortante remonta de ses pieds. Elle se sentit à l'étroit dans ses chaussures étouffantes. Elle les délaça et les plaça à côté de son sac, avec ses chaussettes. Elle écarta les orteils et savoura la douceur de l'herbe qui flattait sa peau. Une énergie pure circula par ondes sur sa peau et pénétra ses veines en douceur. Augustine ne faisait qu'un avec cet endroit, elle le sentait, elle le ressentait.

Elle avança de quelques pas encore pour s'approcher d'un arbre au tronc gigantesque. Son écorce ressemblait à de la pierre. Il semblait vieux, plus vieux encore que n'importe quel autre arbre de son monde. Elle prit le temps d'en faire le tour en effleurant sa peau dure, il aurait fallu plus de vingt personnes qui se tiennent la main pour l'encercler. Son feuillage fourni grimpait haut dans le ciel, il se perdait même dans les quelques nuages. Cet arbre aurait pu contenir une maison entière. Un arbre-foyer, songea Augustine avec bonheur, un Arbre-Monde. Elle s'imaginait très bien y vivre. Ce chêne était pour le moins incroyable. Sa prestance lui aurait conféré le statut de roi des bois, sans aucun doute possible.

La mousse recouvrait sa peau de bois sur une large partie, un tapis moelleux attendant le repos du petit peuple. À moins de deux mètres de hauteur, deux longues branches tordues s'écartaient du tronc. En leur centre, l'écorce béait comme si l'arbre avait été figé dans un hurlement sans fin. Augustine aurait pu se lover à l'intérieur et elle s'y serait sentit en sécurité. Elle n'en doutait pas une seconde. Sous la pulpe de ses doigts, Augustine savourait le contact avec cet être extraordinaire.

- DUIR...

Le murmure fit sursauter Augustine, elle retira vivement sa main de l'écorce qu'elle caressait depuis un long moment maintenant. Était-ce l'arbre qui lui avait parlé ? Elle scruta les sillons de la peau de pierre du chêne millénaire. Rien. Pas de mouvement. Uniquement le vent dans la frondaison majestueuse qui jouait avec son imagination. Un bruit la sortit de sa torpeur contemplative. Un son familier. Répétitif. Un choc bref, léger, presque imperceptible à celui qui ne sait pas écouter le Vivant.

Toc. Toc. Toc.

L'apprentie dryade, intriguée, contourna quelques branches digitales sorties de la forêt en mouvement qui terrorisait Blanche-Neige avant qu'elle ne découvrît son havre de paix au milieu des sept nains. Le bois s'agrippa même aux cheveux d'Augustine. Une mèche fut extirpée avec douleur de sa longue tresse d'ébène, le seul point commun qu'elle avait avec la princesse du conte. Augustine regretta de ne pas porter son t-shirt préféré, il aurait foudroyé le mythe de la gente dame couronnée qui ne sent que la rose.

Toc. Toc. Toc.

Encore ce bruit. Dans un geste automatique, Augustine plaça ses cheveux derrière son oreille et se concentra pour percevoir la provenance de ce son incongru. Ce n'était pas un pic-vert, elle en était certaine et le son ravivait de vieilles émotions enfouies sous tout un tas de souvenirs dont elle ne parvenait pas à retrouver la saveur, même si elles lui taquinaient régulièrement le bout de la langue. La jeune fille ferma les paupières et inspira profondément, elle se connectait au monde qui l'entourait.

Toc. Toc. Toc.

Sur la droite. Le son provenait de la droite. Et là, entre deux racines tordues qui émergeaient de l'humus, elle tomba nez-à-nez avec une note de musique violette.

- Tu t'es encore perdue, toi ? se surprit à demander tendrement Augustine.

Toc. Toc. Toc.

La note ne s'intéressait pas à elle. Elle continuait de vouloir traverser les racines du chêne, ou peut-être son tronc. Augustine lui offrit sa main en refuge et, d'un bond, la note se lova au cœur de sa paume. Dans un air de déjà-vu, la jeune fille souffla délicatement sur le corps mauve de la note pour qu'elle se décrochât de sa peau, mais la courbe de sa courte durée se coinça entre ses doigts lorsqu'elle prit son élan. Effrayée par le mouvement brusque, Augustine se tendit et ce sursaut libéra l'échappée qui, après lui avoir effleuré la joue, retrouva instinctivement sa place au milieu d'une envolée légère, sur une partition qui filait vers l'eau d'un étang familier que la jeune fille n'avait pourtant pas encore repéré. L'ensemble de notes se confondit harmonieusement avec l'eau qui resta paisible. Décidément, ce monde était de plus en plus surprenant.

Un vent léger se leva, les feuilles du chêne millénaire s'activèrent. Une masse lavande perça la frondaison et fila droit vers Augustine. La peur au ventre, elle tenta de se protéger jusqu'au moment où elle put détailler chaque élément de la harde. Quatre ailes délicates. Des antennes recourbées. Six longues pattes. Une nuée d'énormes papillons violets lui fonçait dessus. Ils se dispersèrent autour d'elle en lui chatouillant les joues et traversèrent le portail situé dans son dos. Elle les suivit du regard.

- Jamais vu un truc pareil, s'exclama-t-elle, ébahie et le cœur battant à rompre son torax.

Elle aperçut alors Maël qui l'observait, de l'autre côté de ce monde étrange. Depuis quand avait-elle franchi le portail ? Il lui semblait que ça faisait des heures qu'elle découvrait ce tout nouvel univers et elle en avait totalement oublié son meilleur ami. Elle se mordait les lèvres de remords, lorsqu'elle vit les étranges papillons frôler également les cheveux roux de Maël. Ils formaient un nuage tellement dense qu'Augustine ne s'aperçut pas que leur nombre avait réduit de moitié.
Elle lui fit un signe de la main, il lui répondit, comme à travers une fenêtre. Amusée, elle l'invita à le rejoindre.

- Il n'y a rien à craindre, dut-il deviner sur ses lèvres.

Maël ne cilla pas, envoûté par les ondulations générées par le portail. Il sembla hésiter un instant avant de franchir le portail et retrouver son amie, et puis, il recula de quelques pas.

- Hi hi hi ! Tu devrais pas lui dire de venir. Non ! Non ! Tu devrais pas. Pas. Pas...

Le cœur d'Augustine fit un nouveau bond dans sa poitrine. Un frisson remonta le long de sa colonne et une terreur sourde lui saisit l'estomac, lorsqu'elle reconnut la voix qui l'avait pétrifiée le matin même en jouant avec elle. Alors saisie par l'urgence et en désespoir de cause, elle tenta, en quelques grands gestes confus, de convaincre son ami de ne pas la suivre.
Trop tard.

- GÉRONIMOOOOO ! avait-elle lu sur les lèvres de Maël, lorsqu'il s'élança vers le portail.

Augustine Baudelaire - T.1 - Les disparitions mystérieusesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant