Wien

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Novembre 1830

- Dis-moi, Tytus... as-tu loué une seule chambre car c'était moins coûteux, ou pour une toute autre raison~?

Le jeune homme, en entendant cette phrase, se mit à rire. Il posa sa lourde valise sur l'un des deux lits et tout en l'ouvrant, jeta un œil vers son amant.

- Ai-je vraiment besoin de répondre à cela?

Fryderyk observa attentivement la pièce, avec ses deux lits collés au mur, séparés par une fenêtre et une haute table de nuit.

- Nos lits sont trop loins l'un de l'autre. Je n'aime pas ça. Pousse-toi, je vais les mettre ensemble.

Tytus rit à nouveau, et s'exécuta, l'aidant même à joindre les deux matelas. Une fois cela fait, il se remit à sortir quelques vêtements de son bagage.

- Tu es bien exigeant, lui fit-il remarquer d'un ton moqueur.

- Il y a de quoi! S'exclama-t-il d'une moue. Mon Tytus, dit-il plus doucement en contournant le meuble pour venir l'enlacer, je ne saurais dormir paisiblement sans être dans tes bras...

- Je sais bien... sourit-il en se retournant à moitié pour passer un bras autour de sa taille. Et il en est de même pour moi. Tu ne te doutes pas d'à quel point ta voix et ta personne me sont apaisantes, mon Fryderyk, rajouta-t-il en laissant un baiser furtif sur sa joue.

Il en résulta un petit rire, et aussitôt le jeune homme enjamba le matelas et la grande valise pour se laisser tomber sur le lit. Un grand sourire couronnait ses lèvres. Il était si heureux d'être ici! Libre... loin des tracas politiques et familiaux... libre de jouer ce qu'il voulait, d'aller à l'Opéra et au théâtre jusqu'à tard dans la nuit, de passer ses journées à visiter Vienne, de faire l'amour à Tytus jusqu'aux aurores sans que ce ne soit suspect! Il n'avait plus l'obligation de jouer ce qu'on lui demandait, de respecter un couvre-feu, de se cacher avec son petit-ami pour ne pas se faire surprendre par leurs parents ou camarades. Il sourit fièrement. Il était un adulte, un homme à présent, et bientôt il sera un compositeur reconnu!

- Et dire que c'est dans cette même ville que de grands compositeurs comme Salieri et Mozart ont rédigé leurs opéras. Et s'il n'y avait que ces artistes-là qui y avaient créé de grandes œuvres...! Peut-être que cette ville t'inspirera, toi aussi.

- C'est vrai cela! Nous pourrions justement aller voir l'un de leurs opéras! S'exclama Fryderyk en se redressant, ne l'ayant écouté qu'à moitié.

- Et avec quel argent? Nos économies doivent nous servir pour nous loger et nous nourrir. Moi, je veux bien, aller en voir un, d'opéra ; mais alors le lendemain nous dormirons dans la rue.

- Tu as raison... avoua-t-il, déçu. Je donnerai des concerts, et ainsi je me ferai assez d'argent pour t'y amener!

- C'est très aimable à toi, kochanie. Mais garde ces revenus. Puis, sans vouloir briser tes rêves, ne sois pas trop naïf... même si c'est un trait qui me plaît chez ta personne. La société viennoise n'est pas réputée pour son ouverture et sa bienveillance. Regarde comme elle a traité le pauvre Salieri après la mort de Mozart justement.

- C'est vrai que c'était... injuste... ils étaient amis pourtant, ils allaient à l'Opéra ensemble, et ont même tous deux écrit une pièce... ah! Je n'aime pas les histoires d'amitié et d'amour qui finissent mal. Si j'écris un opéra un jour, ce ne sera sûrement pas une tragédie, aussi populaires soient-elle! Je ne comprends pas ce besoin de créer de tristes œuvres, notre monde n'est-il pas assez tragique pour que l'on y rajoute du drame fictif qui atteint tout autant les personnes que s'il était réel?

- Je ne sais pas. L'on doit aimer ça. Peut-être pour se rassurer sur notre vie, se dire qu'elle n'est pas si terrible que ça.

Fryderyk se redressa, et poussa la valise pour reprendre son petit-ami dans ses bras, comme s'il ne pouvait s'en passer.

- Moi, je n'ai absolument pas une vie terrible. J'ai la vie la plus heureuse qui soit. Je suis libre et rien qu'avec toi, kochanie, je ne peux être plus comblé.

Tytus le serra en retour, un sourire attendri mais aussi triste au visage.

- Dis-moi, penses-tu... que... l'on va rester toute notre vie ensemble?

- Bien sûr! Tu crains que ce ne soit pas le cas? Ne t'en fais pas, je ferai tout pour rester à tes côtés, mon amour! J'aime la Pologne, ma famille et la musique, mais je t'aime bien plus. Je pourrais abandonner tout cela pour toi. Même si cela signifie vivre dans la pauvreté, le déshonneur et les remords! Peu m'importe ces fléaux, lorsque ta seule présence me fait tout oublier!

Tytus regarda ailleurs. C'était bien ce qu'il pensait.

Bien sûr, il l'aimait tout autant.

Mais comment lui dire que lui tenait à son honneur, à sa famille et à son pays? Il savait qu'un jour, il devra se marier. Qu'un jour, il devra reprendre l'entreprise de son père, et se battre pour la Pologne. Qu'un jour, il ne pourra plus être avec lui comme à présent.

Fryderyk était si optimiste, si aveugle, si candide. Et c'est précisément pour cela que la seule pensée de lui révéler la vérité, de simplement lui ouvrir les yeux sur la réalité lui brisait le cœur.

- Ne... Ne te fais pas trop d'illusions, Fryderyk. L'on ne sait pas ce que la vie nous réserve.

- Moi, je sais qu'elle nous réserve un futur commun et heureux. Comme dans les contes! Sauf que l'on ne pourra pas se marier et avoir beaucoup d'enfants... dit-il d'une moue peu sérieuse. Mais on sera heureux quand même. Je serai un grand pianiste, et toi tu reprendras l'affaire de ton père! Mais avant, nous pouvons continuer à voyager! Où irons-nous ensuite? En Italie? À Londres? À Paris? Il y a tant de grands pianistes là-bas aussi, que je souhaiterais rencontrer!

Tytus baissa les yeux sur les vêtements pliés. Il doutait fortement que son voyage, à lui, ne s'étende au reste de l'Europe. Il avait entendu que des révoltes se formentaient contre les russes en Pologne. Et lorsqu'elles éclateront, il n'hésitera pas à les rejoindre. Mais bien sûr, il se gardait de l'en informer.

- Où tu voudras, lui dit-il simplement. Oui, tu iras où tu voudras. Pourvu que tu sois en sécurité.

- Et toi aussi...

- Oui... oui, moi aussi. Bien sûr.

- Tout va bien? Tu as l'air triste, soudain... la chambre ne te plaît pas?

- Bien sûr que si, elle me plaît. Je pourrais dormir dans un lit de paille, tant que je suis avec toi, lui assura-t-il en lui embrassant le front. Maintenant, il va falloir me lâcher ou je ne vais pas pouvoir défaire cette valise, et nous ne pourrons pas aller manger.

- Pardon, rit-il en relâchant son étreinte. j'ai hâte de goûter aux spécialités viennoises! Je n'en ai entendu que des éloges. J'espère que nous pourrons trouver une auberge ou un restaurant avec un piano, je n'ai pas joué depuis que nous sommes partis et cela me manque.

- On en trouvera, je te le promets.

- Alors, pendant que tu finis ton entreprise, je vais me reposer un peu, bâilla-t-il. Ce trajet m'a épuisé, et je vais tomber malade si je ne reprends pas un peu de forces.

- Je t'en prie. Et... sache que je t'aime plus que tout. Tu le sais n'est-ce pas? Ne l'oublie jamais.

- Il n'y a pas de raison à cela... tu es et resteras à jamais mon seul amour. Comment pourrais-je t'oublier? Dit-il comme si c'était évident, alors qu'il s'était déjà couché et retourné.

Tytus ne répondit rien, et se contenta de le contempler. Il l'aimait tellement. Même s'il savait leur séparation imminente, il allait le rendre heureux jusque là. C'était tout ce qu'il pouvait faire.

La mélodie des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant