Dehors, la Lune pleine éclairait la rue, et sa lumière blanche passait par toutes les fenêtres. Derrière l'une d'elles, Liszt écoutait les paroles de Chopin, couché comme lui dans leur lit commun. Une nuit habituelle, avec une conversation habituelle. Liszt en avait perdu le fil, trop occupé à contempler les yeux calmes de son compagnon, à se rapprocher de lui petit à petit.
- Que ressens-tu lorsque tu joues? Finit par demander Liszt, curieux.
- De la tristesse.
Liszt lâcha un rire.
- Car tu sais que tu ne parviendras jamais à jouer aussi bien que moi.
- Non! Je ressens de la tristesse, car c'est un sentiment profond, et sans fin. Il dure à jamais. Même si la mélodie que je joue est heureuse, la tristesse viendra la remplacer lorsqu'elle se termine. Mais ce n'est pas une tristesse douloureuse... c'est une tristesse réelle est forte, que j'aime ressentir. Et toi? Lui demanda-t-il avant qu'il n'ait pu lui répondre quoi que ce soit.
Liszt se mit à réfléchir. Puis il dit après un instant :
- Moi, je ressens de la colère... les révolutionnaires montrent la leur par le sang et les cris, je montre la mienne par les notes qui accompagneront leurs chants.
Ce fut au tour de Chopin de sourire.
- Oh, donc tu es maintenant un pur révolutionnaire... j'ai hâte de te voir forger ton propre mouvement socialiste.
- Un mouvement socialiste utilisant la musique pour se faire entendre serait original, avoua-t-il en haussant les épaules. Cela amènerait du monde. Surtout si je donne un concert gratuit... tout Paris serait au rendez-vous.
Cette fois, Chopin se mit réellement à rire, pas à cause du narcissisme notoire - et habituel dont faisait preuve son homonyme avec sérieux, mais à cause de la pensée loufoque qui lui traversa l'esprit.
- "Ramenez la République, ou nous détruirons tous vos pianos!"
- Oh, mais cesse avec cela! Grogna-t-il. Je te dis que je n'y suis pour rien! Ce n'est pas de ma faute si les pianos que l'on met en place lors de mes représentations sont si fragiles! Et une seule fois! Une seule fois c'est arrivé!
Chopin, qui était maintenant pris d'un fou rire, prit une grande inspiration.
- C'est certain que ce n'est pas parce que tu frappes dessus comme un bourrin en jouant, bien sûr...
Liszt roula des yeux, et grogna de nouveau. Une fois, une seule fois il avait brisé un clavier de piano! Et pourtant il ne cessait de l'entendre. Est-ce qu'il lui rappelait tous ses écarts, à lui?
Calmé, Chopin s'était redressé, et le regardait maintenant avec sérieux.
- Un piano,c'est doux et fragile, Franz. C'est comme une femme : à le maltraiter, tu l'abîmes et en subis les conséquences.
Ce fut au tour de Liszt de se redresser, visiblement indigné.
- Ne parlons pas de cela! Ah! Tu peux bien parler, tu es aussi piteux en amour que moi! J'ai gardé une femme bien plus longtemps que toi!
- Mais moi, je n'en ai jamais payé aucune, fit-il remarquer.
- Sauf celle qui t'avait offert une bière.
- Sauf elle. Mais elle était allemande! Ça ne compte pas. Nous parlons ici des françaises.
Liszt s'était réinstallé, la tête sur son oreiller, fixant le plafond, et pourtant il n'était pas pour autant calmé.
- Les françaises! Parlons-en! Elles ont la rébellion dans le sang, au lit ce sont de véritables sauvageonnes!
D'habitude, Chopin aurait été embarrassé d'évoquer un tel sujet avec autrui, mais étrangement, en cette douce soirée il se sentait confiant. Il devait être si fatigué qu'un rien le faisait rire ou sourire.
VOUS LISEZ
La mélodie des sentiments
Ficción históricaUn concert, une déclaration, un baiser, et la perspective de passer une bonne soirée. Sur les quais de Seine, dans un coin tranquille de campagne, sous la bise maritime d'une plage, au recoin d'une chambre sombre, les sentiments tournoient comme une...