Nélida ou le temps des illusions

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Marie posa le pied sur la marche, et descendit de la diligence tandis qu'on lui ouvrait la porte. Un autre homme lui tendit sa valise, seul bagage qu'elle avait emporté avec elle. Elle la prit en main, et une fois sur le trottoir et devant le haut bâtiment, elle jeta un œil aux alentours. Cela faisait longtemps qu'elle n'était pas venue ici. Le quartier semblait toujours aussi calme.

Sans plus attendre, elle s'engagea dans l'immeuble et monta les escaliers en bois. Une fois parvenue à l'étage souhaité, elle s'attendait à entendre une mélodie au piano, mais il n'en fut rien. Elle crut même distinguer un chant de femme derrière la porte. Non, ce devait venir des voisins. Il y avait quatre portes sur ce palier.

De sa main gantée de soie noir, elle frappa quelques coups à peine audibles contre la porte qui avait l'air en tout aussi bon état que les escaliers - oui, c'est de l'ironie. Comment son amant pouvait-il vivre dans un endroit si ancien et peu entretenu? Ses concerts ne lui rapportaient donc aucun revenu?

Elle secoua la tête. C'était elle qui avait choisi de quitter son mari aisé pour un musicien à l'avenir instable, elle devait faire face aux conséquences. Même si à Nohant, Aurore avait des servantes, une grande demeure et un titre de baronne, ici c'était différent. Heureusement, elle aussi avait encore son titre, et un peu de son honneur...

Elle haussa un sourcil, voyant que personne ne venait lui ouvrir. Elle frappa à nouveau, mais toujours rien. Même si elle se sentit légèrement impolie, elle ouvrit la porte d'elle-même, et se décida à rentrer. Elle posa sa valise et son chapeau contre le mur, et s'avança vers la chambre.

- Franz, mon amour? Es-tu là?

Elle se figea en voyant le lit non pas vide, mais occupée par une femme blonde, aux cheveux longs, nue, lisant un journal et fumant un cigare. Celle-ci leva de suite les yeux vers la nouvelle venue. À cet instant on ne savait plus laquelle des deux était l'intrue.

- Bonjour... tenta la jeune femme blonde, plus curieuse qu'autre chose, et à peine gênée puisqu'elle ne fit même pas un geste pour se couvrir.

Le sang de Marie ne fit qu'un tour. Il ne lui fallu qu'une fraction de seconde pour comprendre la situation.

- Qui êtes-vous?! Cracha-t-elle aussitôt.

La jeune femme sourit, et posa son cigare sur la table de nuit et son journal sur le drap, tout en se redressant.

- Moi? Je suppose que vous cherchez Monsieur Liszt... eh bien, je suis sa femme.

- Franz... marié...?! Parvint-elle à prononcer, incrédule.

- Oui, enfin, marié... entendons-nous. Je peux bien vous dire cela, à vous. Ni Monsieur le Maire ni Monsieur le curé ne nous ont rien fait promettre ; mais nous ne nous en aimons pas moins. Voyez, il se plaît à converser avec moi, et je ne suis pas du tout jalouse... appuya-t-elle d'un sourire, car en réalité elle se doutait bien de l'identité de son interlocutrice.

Marie resta sans voix face à cette attitude provocante. Elle n'était pas effrayée, au contraire même ; son sang bouillonait dans ses veines.

- Où est Franz?! Cria-t-elle, car s'il fallait frapper quelqu'un, il valait plus la peine que cette catin.

- Dans la cuisine. Il prépare le déjeuner.

Elle n'attendit pas plus longtemps pour rejoindre la pièce d'un pas vif. Sa robe légèrement remontée, ses talons claquaient contre le vieux parquet.

Arrivée dans la cuisine, elle ne fit même pas attention au fait que son amant soit à moitié nu, ou qu'il fredonnait du Schubert, et alla lui tirer l'oreille sans vergogne. Liszt lâcha un cri qui aurait pu alerter ses voisins.

La mélodie des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant