"...trop de couleurs vives, et le dessin et la composition ne sont pas assez travaillés. Je le dis ainsi, ce tableau est une vraie tartouillade."
Chopin reposa le journal sur ses genoux, et regarda Delacroix. Il avait cessé de peindre et était debout devant la fenêtre, un verre de vin à la main.
- Je vois que c'est une critique peu élogieuse de l'une de vos œuvres... qui date, qui plus est. Pourquoi me l'avez-vous montrée?
Delacroix se tourna vers lui, interpellé.
- Pour que vous voyiez les critiques auxquelles j'ai pu faire face à mes débuts. Je garde toujours cette page de journal avec moi, pour me rappeler qu'il y a de sombres imbéciles dans ce monde qui ne comprennent pas mon art. Et pour me donner envie chaque jour de me surpasser. Les hommes comme cet Étienne-Jean Delécluze, qui a rédigé cette critique, n'ont eu en apprentissage que les vieilles leçons d'un maître passé de mode. Tandis que me concernant, le Maroc, l'Algérie, furent une telle révélation! Mon cœur s'y est ouvert! Et l'inspiration qui découla de ces voyages est mille fois plus précieuse que l'enseignement d'un quelconque peintre. Regardez aujourd'hui! L'État même me commande des tableaux. Et cet espèce d'artiste qui m'a critiqué? Tous ont oublié son nom.- À part pour me faire savoir combien vous êtes fier de votre position et de votre talent de peindre, où voulez-vous en venir?
- Je veux en venir, mon cher Frédéric, au fait que vous devriez profiter davantage de votre célébrité. Dans deux ans l'on vous aura sans doute oublié ; et je vous demande aussi de ne pas prendre en compte les mauvaises critiques dont l'on vous a affublé par le passé. N'en soyez pas gêné, ne tentez pas de nier non plus. Nous avons la même vision du monde : par conséquent je sais lire en vous.
Il n'avait pas tort. Les rejets qu'il avait essuyés à Vienne lui restaient toujours sur le cœur. Chopin regarda ailleurs. Que voulait-il lui faire comprendre, à la fin? Il s'était réveillé d'une longue sieste, et aussitôt le peintre, qui était toujours present dans la chambre, lui avait mit cette page de journal dans la main et lui faisait la morale. Liszt était peut-être bruyant mais au moins il le laissait se réveiller en paix.
- Je me trompe, ou vous avez rarement l'occasion de parler à autrui de manière franche et avec confiance, Monsieur Delacroix? Avança Chopin en inversant les rôles.
Le peintre en fut si déstabilisé qu'il en perdit ses mots.
- Vous me conseillez d'apprécier ma célébrité, pourtant la vôtre ne semble vous être bénéficique qu'en apparence. Vous vous confiez à moi, alors que vous avez des amis bien plus proches. Mais vous me préférez à eux car vous me savez fidèle alors que vous savez ces mêmes amis hypocrites.
Delacroix finit par sourire, tristement, mais aussi amusé.
- Vous avez raison. Au fond je vous envie. Que ce soit ce Franz Liszt, cet Hector Berlioz ou d'autres de vos amis, ils partent en séjour avec vous. Mon seul voyage fut aux côtés d'un politicien, et mes relations ont tous un lien avec l'État. Vous avez de la chance, Frédéric. Vous n'avez pas besoin de ces contacts pour subsister. Votre talent n'a besoin d'aucune institution pour être reconnu...
- C'est car vous cherchez toujours à avoir plus, continua-t-il, visiblement bien lancé. Voyez, j'ai une fois joué le devant le Roi. Ce fut une grande opportunité. Il m'a ensuite convié à dîner. Mais j'ai refusé. Car j'étais un pianiste, et rien d'autre. Je me suis attelé à mon travail, mon devoir seul. Vous, je sais que vous auriez cherché à dîner à sa table, à séduire les dames de la cour et à vanter vos mérites.
Delacroix posa son verre de vin sur une table et rit de nouveau. Il se moquait de lui, mais il avait tant raison qu'il ne pouvait le nier.
- Vous n'avez pas tort. Mais qu'y puis-je? Je suis ainsi. Pouvons-nous combattre notre propre nature?
- Il est vrai qu'étant le fils illégitime de Talleyrand, il n'est nul étonnant de voir l'opportunisme couler dans vos veines.
Le peintre rit de plus belle.
- Cessez donc! Je ne sais d'où vient cette rumeur. Je ne sais même pas si elle est censée me rendre fier ou se moquer de moi. En tout cas, si j'avais eu à choisir, j'aurais préféré être le fils du maréchal Murat ou même de l'empereur Napoléon. Tant qu'à faire. Mais je suis malheureusement bien le fils de mon père. De plus il est impossible de croire le contraire, car il me ressemble comme deux gouttes d'eau. Et puis, je ne suis pas opportuniste! Soutint-il se réinstallant et en reprenant sa palette en main. C'est seulement que je ne rate pas une bonne occasion. J'ouvre mes bras au destin.
- Le destin peut parfois nous être fatal...
- En ce moment, il m'est favorable. J'en tire profit.
Il avait reprit son entreprise, et Chopin se laissa tomber sur le lit. Le mal de crâne qu'il avait eu au retour du voyage persistait. Ses quelques heures de sommeil n'y avaient rien fait.
Il se redressa, sortit du lit, et sortit de la chambre sans même jeter un œil à son homologue. Il allait se faire un bon thé, et après il rentrera chez lui. Ou pourquoi pas chez Liszt...
Il lui manquait déjà.
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La mélodie des sentiments
Ficción históricaUn concert, une déclaration, un baiser, et la perspective de passer une bonne soirée. Sur les quais de Seine, dans un coin tranquille de campagne, sous la bise maritime d'une plage, au recoin d'une chambre sombre, les sentiments tournoient comme une...