À l'ombre du noyer

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- C'est étonnant de voir des mouettes si loin de la mer.

- Celles-ci ont dû se perdre, supposa Delacroix.

- Peut-être.

Couchée à même l'herbe verdoyante, à l'ombre du grand noyer, Sand caressait avec douceur les cheveux de Chopin d'une main, tandis que l'autre était entrelacée avec celle de Delacroix. Les deux hommes avaient tous deux la tête posée sur chacune de ses épaules, leur bras l'enlaçant. Elle était si bien entourée, de ces éteintes chaleureuses alors que l'air était pourtant déjà chaud, et ressentait un bien-être inégalable. La récente dispute semblait avoir été oubliée, car si Chopin avait le regard vague, le peintre la contemplait presque avec admiration. Elle leur sourit à tous deux, les regardant tout à tour, et posa son regard sur le ciel.

- Tu es toujours aussi belle, ma chère, sourit le peintre.

- Et toi toujours aussi flatteur. Mais mon esprit n'a pas besoin de tes compliments pour être conscient de sa grandeur.

- Ce n'est pas bien d'être vaniteuse.

- Je ne suis pas vaniteuse. Je suis libre... dit-elle pensivement d'abord, puis en prenant le cigar que Delacroix tenait entre ses doigts pour le porter à sa bouche. De plus tu peux bien parler ; tu te considères toi-même, je suis sûre, être le meilleur peintre du siècle.

- L'on ne peut rien te cacher.

La fumée qui s'échappa de ses lèvres alla se répandre dans l'air pur campagnard, obstruant quelques secondes leur vue du ciel bleu intense.

- Eugène, parle-nous encore de cette Malika. Comment vous êtes-vous rencontrés?

Il mit sa main sur celle fine de Chopin qui, si plongé dans ses pensées, ne sembla pas le remarquer, et y traça des ronds de son index, dans la regarder.

- C'était sur le port. Je descendais du navire dans la suite de l'ambassadeur, tandis qu'elle assistait son père dans le débarquement de marchandises. Car elle appartenait à une famille de commerçants, je te l'ai dit. Nous nous sommes regardés, et nous sommes tombés amoureux aussitôt.

- En voilà une belle histoire d'amour.

- Elle finit toutefois mal.

- Et que s'est-il passé ensuite? Le questionna Sand en ignorant sa remarque.

- Ensuite, j'ai cru ne jamais la revoir. Mais cette curieuse m'avait suivi jusqu'aux portes du palais. Je l'ai remarqué, et j'ai abandonné l'ambassadeur pour me joindre à elle.

- Et vous vous êtes embrassés?

- Pas si vite, non! Nous sommes restés ensemble jusqu'au coucher du soleil, nous avons conversé, elle m'a fait découvrir Alger. Et j'avoue que c'était magnifique. Aussi magnifique qu'elle. Et ses yeux...

- Et c'est tout?

- Eh bien, oui. Le soir, j'ai rejoint le palais. Et je n'ai cessé de penser à elle toute la nuit, et toutes les suivantes.

- Et tu n'as rien tenté?

- Nous ne sommes pas tous aussi bourrins que toi en amour, ma chère. Nous sommes patients, et galants. N'est-ce pas, Frédéric?

- Hm... oui, aquiesca légèrement ce dernier, qui écoutait à peine.

- Dis surtout que tu es un véritable timide!

- La timidité n'existe pas en amour. Il s'agit de vertu.

- Ma parole, tu as été élevé par les romans de Madame de Lafayette!

- N'exagère pas! C'est seulement que c'est une affaire compliquée que de savoir si autrui partage nos sentiments. L'on dit qu'il y a des signes, mais encore faut-il les reconnaître. L'on a peur de se ridiculiser, de se tromper, surtout quand on sait qu'on est homme à se faire des idées.

- Tu te fais des idées, toi?

- Qui ne s'en fait pas? Je suis sûr que Frédéric s'est déjà fait de l'espoir, lui aussi.

Celui-ci leva les yeux vers lui, et les baissa aussitôt.

- Avant, oui. Mais j'ai été déçu, alors je n'espère plus rien.

- Mon pauvre Chipchip... tu as été déçu en amour, toi aussi, n'est-ce pas?

- Je ne désire pas en parler, grogna-t-il, agacé par ce ton et par cet affreux surnom.

- Mais on a fini par se comprendre, reprit Delacroix. Elle m'a déclaré son amour en premier, je l'avoue. Ah, comme je l'aimais, cette femme...

- Tu aurais pu la ramener à Paris avec toi, déclara Sand en portant à nouveau le cigar à ses lèvres.

- Pour me faire poursuivre par des sbires enragés de sa famille? Non merci!

- Tu n'oses rien. C'est frustrant et un jour, ça te portera préjudice.

- Bien sûr, si l'on se compare à toi... dit-il en roulant des yeux.

- Je vais te montrer ce que c'est qu'oser.

Elle posa son cigar à même l'herbe et l'attrapa par le col, et tout en se redressa légèrement, scella ses lèvres aux siennes avec vivacité. Sans qu'il n'eut le temps de savourer ce baiser, elle se recula, se retourna, et offrit la pareille à Chopin un court instant, qui ne sut comment réagir autrement qu'en s'empourprant et en ouvrant grand les yeux.

- Voilà, dit-elle avec un rictus en se réinstallant entre eux.

- Tu me surestimes, car depuis j'ai appris, lui dit-il en se redressant, et en embrassant sans délicatesse Chopin à son tour.

Celui-ci, qui avait déjà les joues bien rouges, ne pu que s'empourprer davantage. Son cœur n'était pas fait pour supporter ça. Surtout encore une fois, et surtout devant son amante.

À côté d'eux, celle-ci s'était mise à rire aux éclats, une réaction en totale opposition avec son choc.

D'un sourire fier, Delacroix se détacha de lui, et se repositionna aussi comme il y a un instant.

- Comme je vous aime, continua-t-elle de rire en reprenant son cigar. Oui, j'aime tant de monde, mais comme je vous aime, vous. Finalement, je me demande bien pourquoi je fais venir chez moi tous ces artistes, quand vous deux seuls me comblez vraiment.

Delacroix lui sourit à nouveau, et Chopin s'accrocha à elle en se mordant la lèvre. Et sans les regarder,
Elle laissa un nouveau nuage de fumée embaumer l'air.

La mélodie des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant