Au Bonheur des Dames

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- J'espère que Monsieur Liszt et Meritis ne sont pas en train de s'entretuer...

- N'ayez crainte. Franz se met certes en colère facilement, mais il est trop fier pour tâcher lui-même son image publique.

Schumann le regarda avec à la fois étonnement et admiration.

- Vous semblez connaître si bien Monsieur Liszt!

- Je le connais depuis quelques années maintenant. Et nous passons beaucoup de temps ensemble.

- Il est un si grand pianiste, tout comme vous êtes un grand compositeur. J'ai été si honoré lorsqu'il a accepté de jouer mon Carnaval à son prochain concert!

Chopin jeta un œil vers lui en
marchant. Il avait assez peu apprécié son Carnaval. Pourtant, Liszt était ravi de la perspective de jouer cette œuvre. Ce devait être subjectif.

- Votre œuvre a dû lui plaire. Il ne joue que ses coups de cœurs, ou ce qui est digne d'être joué par lui. Comme mes compositions, celles de Beethoven, ou  ses propres variations et arrangements.

Il mit ses mains dans ses poches, en continuant d'avancer dans la rue. Ce n'était même pas l'hiver et pourtant il y avait un vent glacial.

Il observa vaguement autour. Il y avait tout de même beaucoup de monde. Il faut dire aussi que pour une rue bordée de magasin, ce n'était pas surprenant. Des enseignes de chaque couleur ornait le haut des portes, garnies d'une belle écriture, et les fenêtres des étages étaient bien silencieuses par rapport au tumulte du rez-de-chaussée.

Il passèrent devant un café, tout aussi animé. Des enfants jouaient près d'une fontaine, un chien jappait devant sa maîtresse. Un autre était dans les bras de la sienne, ce que Chopin trouva ridicule et lui arracha un sourire.

Ce dernier n'avait pas choisi cette rue au hasard. Même s'il aimait peu la foule, il adorait faire du lèche-vitrine et voir tout ce que les boutiques avaient à proposer. Que ce soit en terme de jouets, de vêtements, de fleurs, de pâtisseries, il dépensait rarement, mais il aimait à s'imaginer ce que les clients faisaient avec tout ça, et voir les nouveautés.

- Ce doit être si intéressant de rester avec un homme qui joue les plus grands comme Mozart et Beethoven, ou Schubert... rêva Schumann. je vous assure qu'à force d'écouter en boucle des variations de Haydn ou Bach, je sature! Rajouta-t-il d'un rire.

Chopin revint sur terre et observa son interlocuteur. Celui-ci n'avait pas l'air de porter la moindre importance à leur environnement. C'était comme s'il était dans son propre monde, qu'il ne quittait jamais.

- C'est en effet étonnant que Monsieur Mendelssohn s'intéresse à ce point à de si vieux musiciens, dit-il simplement.

A quoi menait cette discussion?

- Il dit vouloir les remettre au goût du jour. Après tout nous avons tous un rêve. Le sien est de réhabiliter ces artistes. Allez savoir pourquoi. Sa famille, peut-être.

Visiblement, Schumann avait envie - ou besoin de parler de cet homme auquel il tenait tant.

- La connaissez-vous bien?

- J'ai... en effet pu profiter assez de leur hospitalité, bredouilla-t-il, sans vouloir rentrer dans les détails. Il a une famille très aimante, et c'est agréable.

- J'imagine. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas vu la mienne. Franz non plus. Quant à Hector, c'est encore mieux, sa famille ne supporte même pas sa passion pour la musique et le malheureux fait tout pour avoir leur approbation. Je ne sais même plus combien de fois il a tenté ce concours à Rome.

- Hector? Le questionna Schumann avec incompréhension.

- Hector Berlioz. Il est un ami à nous. Enfin, à Franz, à la base. Il a été le voir en concert et l'a invité au restaurant le soir même. Je crois bien que ce soir-là ils eurent un coup de foudre amical. C'est même grâce à Hector que Franz et moi avons performé ensemble... c'est un homme vif, parfois sans-gêne, mais gentil ; jamais il ne ferait de mal à une mouche. Il est assez déterminé dans ses entreprises, ce qui est d'ailleurs étonnant lorsque l'on connaît sa désorganisation.

- Ah! Oui, j'ai en effet entendu parler de lui et de ses compositions avant-gardistes! Comme vous le décrivez, elles doivent être à son image. Je ne savais pas que vous étiez si proches. Il faut croire qu'il y a tout un cercle d'artistes à Paris. Meritis et moi sommes bien malchanceux d'habiter en Allemagne.

- Au contraire, si vous saviez comme je voudrais être à votre place... lâcha Chopin. Loin de ces hypocrites égocentriques si bruyants et friands de rumeurs. Si je le pouvais je les fuyierais, mais il y a toujours Amantine ou Franz pour m'entraîner vers eux de force ou les amener à moi.

Il s'arrêta devant la vitrine d'une boutique de vêtements. Elle ne comportait qu'une robe, longue, blanche et brillante. Elle était entourée d'objets et de décorations en bois, et de catalogues ouverts sur des patrons et présentations de robes tout aussi nacrées.

- Ils sortent décidément des magazines de plus en plus régulièrement... déjà à chaque saison, mais l'on pourrait croire que c'est aussi tous les mois.

- Vous suivez les magazines de mode? Rit Schumann.

- Non, mais Franz et Hector oui, lorsqu'ils s'ennuient. Ils les critiquent et ça les fait rire. Vous savez, je vous envie, vous et votre Félix. Il est raisonnable et intelligent. Ce doit être agréable d'être en sa compagnie.

- C'est vrai. J'aime beaucoup converser avec lui sur les arts et la philosophie.

Schumann s'était lui aussi arrêté devant la vitrine, se mettant à contempler le vêtement de la même façon que son homologue.

- Cette robe est tout de même magnifique. Elle irait si bien à Clara! Oui, elle serait adorable!

- Je vois.

- Et vous, ne pensez-vous pas qu'elle irait à Madame de Dudevant?

- Amantine n'apprécie que peu les robes... elle en met en société, pour être bien vue, mais elle préfère les pantalons.

- ...Les pantalons?! Mais enfin, c'est une femme!

- Que voulez-vous? Ils sont pour elle plus confortables. Mais ne suis d'accord avec vous ; cette robe est jolie. Même si je trouve qu'un costume peut être tout aussi élégant.

Liszt dans un beau costume pouvait être élégant...

- Les costumes, de nos jours, ne sont pas très colorés... contrairement à ceux que porte Eusèbe!

- ...Eusèbe?

- Oui, de ma Compagnie de David! Il porte toujours des costumes colorés! Sauf lorsqu'il est jaloux ou en colère, dans ces moments-là il n'est qu'une ombre...

- J... Je vois, balbutia Chopin, perplexe.

- Mais ne vous inquiétez pas, il vous apprécie! Il sait que vous ne me ferez pas de mal, ni ne tomberez amoureux de moi. Alors ne craignez rien!

- Tant mieux... je suppose.

Attendez, amoureux? Cette idée était inconcevable, et pourtant ses joues s'empourprèrent d'embarras.

- Continuons notre promenade, voulez-vous?

Schumann aquiesca, et vint s'accrocher à son bras. Il avait toujours besoin de s'accrocher au bras de quelqu'un. D'être avec quelqu'un. C'était cela, le pire, dans les hôpitaux psychiatriques. Ce n'était pas les cris, les médecines douteuses, les pleurs, les rires. C'était la solitude.

Heureusement que Florestan et Eusèbe étaient toujours là pour lui tenir compagnie. Même dans cette affreuse cellule, dans laquelle il espérait ne plus jamais retourner. Il serra le bras de son ami. Il devait penser à autre chose.

Oui, il était proche de Frédéric Chopin! Dans tous les sens du terme. Il sourit. Il était chanceux.

La mélodie des sentimentsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant