Bana
J'ai marché longtemps. Sur la route pendant des jours, mes pieds prenaient la poussière des chemins, à tel point que je ne pouvais pas enlever la terre incrustée sous mes plantes de pied. Mes orteils étaient noirs, constellés de petits points de crasse, que je n'arrivais pas à faire partir, même en les frottant vigoureusement à l'eau de la rivière.
Ce nettoyage, je ne m'arrêtais qu'une fois pour le faire. Je me sentais sale, puante, pas comme si je méritais la propreté. Si mes cheveux étaient gras, collaient à mon cou de façon si désagréable, c'était tant mieux. Je reniflais avec dégoût les effluves de mon corps à chaque mouvement un peu trop ample. J'étais répugnante, et ce que j'avais fait était répugnant. Ainsi tout était en bon ordre.
J'aurais pu me pardonner de l'avoir laissée au martyre, si au moins j'avais réussi à y mettre fin. La fille unique du comte était cul-de-jatte par ma faute. Jamais il ne me le pardonnerait, et moi non plus.
Dans la forêt, les bois, au bord des chemins, grâce à ma connaissance des plantes, je trouvai de quoi me nourrir, plutôt survivre, car cette marche continuelle épuisait mes forces déjà faibles. Mes bras devenaient mous, luttaient pour cueillir la moindre fleur. Ma mâchoire me demandait même trop d'effort pour mastiquer les plantes.
Dès que j'entendais venir sur la route, je m'enfonçai dans les sous-bois, et souvent après, il fallait que je fasse une sieste, parce qu'il m'en avait coûté de courir à couvert.
L'eau je la buvais dans les flaques. Je ne valais pas plus qu'une mendiante, qu'importe ce dont la nature m'avait dotée, dans mes mains. De toute façon j'étais si épaisse qu'on ne me recherchait pas.
Je ne sais plus combien de temps j'ai marché. Je ne comptais pas les jours. Aussi c'était peut-être seulement quatre jours, peut-être dix. Il était impératif que je m'éloigne le plus possible du château, autant que mon énergie pourrait le permettre.
A la fin, je m'aventurai dans un champ, où s'égaraient quelques pommes, mais je n'avais pas réussi à en arracher une bouchée que je m'évanouissai dans une meule de foin.
Un paysan me réveilla en me lançant un seau d'eau à la figure. Ce coup de froid violent me fit du bien, avec la chaleur qu'il faisait encore en cette saison.
Je balbutiai, la bouche pâteuse, je n'étais plus tout à fait en mesure de parler. Je ne savais même plus très bien qui j'étais, où je me trouvais. Il était solide et dans la force de l'âge, et me regarda avec aversion. Peut-être parce qu'il n'avait pas fréquenté de femme depuis longtemps, ce morne paysan, toujours est-il qu'il m'invita dans sa pauvre maison, me jeta dans un bac d'eau froide après m'avoir enlevé mes vêtements. Je ne pouvais plus me débattre, et je n'avais pas vraiment envie de le faire.
Tout en me frottant vigoureusement, mettant ma chair à vif, je savourai la douleur de ce nettoyage. C'était bien que j'ai mal, ne serait-ce qu'un peu, comme un moine accomplissant sa pénitence. Pendant ce temps, le paysan affairait l'éponge avec un regard lubrique, mais je m'en fichais. J'aurais pu m'évanouir à nouveau, avec cette force de rien.
Après il m'essuya avec un vieux drap. Il me tripotait avec ses grosses mains et j'étais si faible et je me sentais si insignifiante. Je lui ai pris le poignet et il est tombé endormi comme une masse.
Il y avait une assiette de soupe de carotte et d'oignon sur la table. Je me suis installée et je ne l'ai plus regardé. Je n'étais pas sûre de valoir mieux que lui. La soupe me ramena à la vie, enfin en partie. Mon cerveau se remit à fonctionner. Je ne voulais pas marcher plus loin mais je devais rester cachée. Ce village sortait pour ainsi dire de la forêt. Je pourrais y habiter. Je pourrais habiter dans la forêt.
J'aurai presque pu manger l'assiette, en tout cas après mon passage elle était resplendissante et intacte, pas comme mon âme toute noire. Je fouillai les placards et trouvai un gros morceau de pain, et un peu de beurre. Seulement je réalisai que mon corps était toujours nu et laissai là mes recherches de vivres pour trouver de quoi m'habiller.
A l'étage, dans l'armoire de la chambre, je lui empruntai des vêtements, une blouse bleue et un pantalon épais mais un peu trop serré.
En revenant au rez-de-chaussée, j'enjambai le corps du paysan assoupi pour accéder au buffet. Dans le tiroir de celui-ci, je trouvai une ficelle dont je me fis une ceinture. Je récupérai le pain et le beurre, avalai tout au lieu de l'emporter - je n'avais jamais eu beaucoup de volonté - et partis vers la forêt, juste derrière la dernière maison.
Certains villageois me regardèrent avec curiosité, mais sans m'adresser la parole. De toute façon j'avais vite disparu dans les arbres.
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L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...
