Bana et Muggen

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Bana fixe longtemps ce coin de la forêt par où est disparu Hero. Muggen attend qu'elle lui réponde. Celle-ci a l'air plus gentille, elle acceptera peut-être plus facilement de le ramener chez lui.

Il sent presque le temps s'écouler comme s'il était fait de matière, comme si sa lourdeur les enfonçait peu à peu dans le sol. Et le soleil l'éblouit et lui fait voir des étincelles.

- Ton père a t-il donné son accord pour que tu partes avec Hero ? demande Bana d'une voix sourde.

- Oui, mais...


MUGGEN

Je revoyais les yeux tristes de ma mère. Elle essuyait des larmes en me regardant partir, avec un étranger. On m'avait dit qu'il était mon oncle.

Et puis c'était la façon dont la magicienne avait posé la question. Maintenant je revoyais les mains de ma mère, repoussant mon petit frère dans ses jupes, qui le serraient contre elle, comme pour le protéger. Elle le repoussait derrière elle, et l'empêchait de courir me dire au revoir.

Est-ce qu'elle était soulagée de me voir partir ? Je ne me souvenais que de ses yeux tristes. Peut-être qu'elle ne serrait pas tant que ça mon petit frère.


- Tu veux devenir magicien ?

Le petit garçon garde les yeux rivés au sol, les poings serrés.

- Je ne sais pas quoi faire, reprend Bana. Hero t'a t-il parlé de cette foire ? Sais-tu quand il va revenir ?

- Non, il ne m'a rien dit.

Bana soupire et se dirige vers la maison en lui faisant signe de le suivre.

- Que dois-je faire pour rentrer à la maison ? demande Muggen.

- Attendons le retour de Hero pour en décider.

La mine sombre, Bana invite Muggen à s'asseoir sur une chaise autour de la table où demeure encore la soupière. Elle prend un nouveau bol dans le buffet, une cuiller en bois et lui sert une épaisse louche de soupe qu'elle dépose devant lui. La magicienne s'assoit en face du garçon, et soutient son visage de ses deux paumes ouvertes.

- Qu'est-ce qu'on va faire tous les deux en ce bel après-midi ? dit-elle en le regardant manger timidement sa soupe.

Il ne répond rien et la fixe par-dessus son bol.

- En attendant, je pourrai t'apprendre... à pêcher.

- C'est en pêchant que je vais devenir magicien ? s'étonne Muggen.

- Non. Quoique en quelque sorte, oui. Le premier devoir d'un magicien est d'être autonome. Il faut savoir pêcher, mais aussi chasser, préparer les viandes, connaître les plantes qui soignent, savoir parler aux animaux et aux oiseaux, lire le ciel et les présages, confectionner ses vêtements... faire de la forêt ton refuge. T'adapter à toutes les circonstances... garder une maîtrise de soi permanente.

Bana détourne le regard et observe le soleil éblouir le sol de la pièce. Est-elle seulement une magicienne digne de ce nom ?

Muggen ne touche plus à sa soupe et ne fait que jouer avec la cuiller. Il balance ses pieds d'avant en arrière, à la recherche d'une stratégie. Subitement, son mouvement s'arrête et il relève la tête.

- Je dois apprendre à survivre... partout ?

- Oui et à te défendre. Un magicien ne doit jamais se laisser soumettre.

- Quand est-ce que je vais apprendre à pêcher ?

- Tu es bien impatient tout d'un coup ! Tu ne pleurnichais pas après tes parents tout à l'heure ?

- Non, je veux apprendre ! s'exclame t-il en tapant sa cuiller sur la table. Je ferai tout, je serais le plus appliqué des élèves ! Je ne pleurerai pas et je ne me plaindrai jamais, j'obéirai au doigt et à l'oeil.

- Hé bien ! Je ne m'attendais pas à un enthousiasme si débordant. Finis d'abord ta soupe et je te montrerai ensuite.

Tout l'après-midi, à contre-coeur, elle lui enseigne comment lancer un long bâton à crochet au ras de l'eau et comment regarder l'eau pour savoir à quel moment harponner le poisson, à l'écailler, le vider, et le faire sécher pour le conserver. 

Les jours suivants, Hero ne reparaissant pas, elle lui apprend à entretenir le potager, à cuisiner, comment couper le poisson et comment fabriquer le bâton et le crochet pour pêcher, à recoudre ses vêtements.

Les mois suivants, elle lui indique comment teindre ses vêtements avec de la cendre de cheminée, à reconnaître les plantes selon la couleur qu'il veut obtenir, à imiter le chant des corneilles, à reconnaître les champignons, les plantes qui soignent maux de tête, de ventre, qui aident à cicatriser ou à délasser les muscles, à chasser en confectionnant des pièges, à se faire le plus discret possible pour ne pas se faire repérer des animaux, à couper, percer et graver le bois pour fabriquer un banc qu'ils installent de l'autre côté du marécage.

Muggen ne conteste aucun de ses ordres et ne perd patience que lorsqu'il ne réussit pas à imiter ce que lui montre Bana. Quand elle lui dit de manger ou d'aller dormir, il s'y rend sans rechigner, et se lève aux aurores pour donner de l'eau au potager et balayer la maison sans qu'elle ait besoin de lui ordonner.

Quand elle lui explique comment fabriquer des potions à partir de feuilles, d'huiles et de poudres, Muggen se permet seulement de demander pourquoi elle n'écrit pas les noms sur les pots.

- L'écriture n'est pas utile pour toi. Tu dois pouvoir te fier seulement à tes sens et les reconnaître à l'odeur. Ainsi, personne ne pourra te tromper avec des mots. 

Elle lui présente un pot avec une poudre rouge et lui fait sentir.

- Et si je te dis que ce sont des racines d'érable ?

Il renifle. "C'est de la garance, je crois."

- C'est bien. Tu comprends où je veux en venir.

Secrètement, Muggen se dit que Bana est en réalité bien contente d'avoir un apprenti. Il espère qu'en fournissant assez d'efforts, il sera bientôt prêt. Elle devait bien s'ennuyer avant, sans voir personne, sans parler à personne. 

De son côté, Bana pense qu'elle est bientôt à cours de la poudre de racine d'iboga que lui avait confiée Hero.


L'odeur de la cendreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant