Un châle coloré noué autour des épaules, Bana se baigne dans les odeurs de cuisine. Le bouillon de poulet et champignons embaume toute la pièce, de son fumet lourd et pesant. Elle passe le balai autour des chaudrons, comme tous les après-midis, à cause des épluchures et détritus qu'elle jette par terre tant que le repas n'est pas entièrement préparé et en train de cuire. Dommage qu'on ne puisse pas se rouler dans les parfums, surtout ceux de nourriture, se dit-elle.
Elle se met à chantonner un air, un air qui appartient à une chanson dont elle ne se rappelle plus mais qui s'est quand même enregistré dans sa mémoire.
Qu'est-ce que ça peut bien être ?
Les notes trottent dans sa tête, se faufilent automatiquement par ses lèvres, tandis que Bana fouille convulsivement dans ses souvenirs. Un couple de petits vieux aux contours brumeux apparaît devant elle. Ils tournoient en piétinant, petit pas après petit pas, sur une cadence destinée à l'éternité. Elle les observe se mouvoir avec nostalgie. Mais qu'est-ce que c'était ?
- Haro ! Belle magicienne !
Sous le coup de la surprise, Bana lâche son balai qui embrasse la terre avec fracas. Elle se dirige vers la fenêtre, peignant une expression méchante sur son visage pour l'intrus, qu'il ne se figure pas qu'elle aime être dérangée dans ses pensées.
Tenant son cheval par la bride, c'est un homme aux cheveux blonds crantés qu'elle connaît bien qui l'attend devant le potager. Il lui fait de grands signes de la main d'un air un peu niais. Elle le reconnaît mais ne peut pas croire à sa présence ici, dans ce bois. Il s'agit sûrement d'une autre apparition de son passé.
- Il y a longtemps qu'on ne s'est vus n'est-ce pas ?
Elle balbutie « Hero ? » sans trop y croire tandis qu'il attache son percheron blanc tacheté à un arbre un peu plus loin. Comme sous l'emprise d'un charme, elle sort sur le perron juste devant sa cuisine. Il fait signe à quelque chose dans l'herbe de se relever, et ce quelque chose se révèle être un enfant. Le jeune homme l'attrape par le cou et fait passer devant lui le timide garçon.
Il s'appelle Muggen, fils de Mhuggen. C'est un petit garçon malingre, avec d'incroyables cheveux déjà gris et des yeux soutenus par de gros cernes bleutés. Il regarde partout autour de lui, ses yeux agrandis de curiosité, comme s'il essayait de se nourrir de tout ce qu'il voyait.
Elle remarque un tatouage sur son poignet droit et lui prend la main doucement pour mieux l'examiner. Un C à l'envers et un O entrecroisé, enfin c'est ce qu'elle y lit, ça pourrait tout aussi bien signifier autre chose. Ce pauvre petit, il a l'air déterré, pense t-elle. Ses vêtements sont de surcroît couverts de terre et d'herbe. Il tressaute et se dégage de son étreinte.
- Je lui ai donné un petit quelque chose contre le sommeil, explique Hero.
- Et pourquoi donc ? C'est contre nature.
- Je vois que tu te trompes dans mes intentions. Je suis du même sang que ce garçon, et je ne lui veux donc aucun mal. Mais s'il s'endort, il nous met en danger.
Voyant que Muggen fait le mouvement de s'enfuir, il l'attrape par le col, révélant son poignet droit, lui aussi orné du même tatouage, bien que plus élaboré. Comment ne l'a t-elle pas remarqué plus tôt, lorsqu'il la prenait par la main pour la faire tournoyer et valser, voilà qui turlupine Bana.
- Si tu me fais entrer belle dame, je promets de tout t'expliquer par le menu, reprend t-il. A vrai dire, je mangerais bien un petit quelque chose pour combler ma panse.
- La soupe ! s'écrie t-elle tout d'un coup.
Bana s'élance vers la cuisine, se rappelant tout d'un coup la soupe, le balai et les spectres de danseurs qui tournoient toujours sur le sol de terre cuite. Tandis qu'elle emporte à deux mains la marmite du feu et l'assoit sur la table, la vision se crève dans son sillage, dissolue en volutes et remplacée par la fumée du bouillon.
Hero est sur ses talons et s'installe à table, un grand sourire aux lèvres. Il tire une chaise pour Muggen, occupé à scruter la pièce de tous côtés, à palper le mur et les objets. Bana essuie ses mains sur le tablier et s'installe en face de Hero.
- Comment m'as-tu retrouvée ? demande t-elle. Personne ne sait que je suis ici.
- Grâce à Muggen. La magie attire la magie, tu connais cette phrase ?
- Oui...Cet enfant est donc magicien ? Que fait-il ?
- Que fait-il ? Je vais te le dire, il a failli faire tomber le toit sur la tête de ses parents, en ne faisant rien d'autre que dormir, voilà ce qu'il fait.
- Je ne comprends pas... dit Bana en secouant la tête. Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ? Le guérir ?
- Il a besoin d'un maitre magicien pour le former.
Bana le dévisage avec des yeux ronds.
- Tu veux dire moi ? Je n'ai pas fini ma formation. Et toi ? Tu n'es pas magicien ?
- Un simple reliquat de magie, un vagabond ! J'ai quelques connaissances en herboristerie et je sais tirer les cartes, peu de choses vraiment.
- Mais... Tu ne peux... Tu ne peux pas venir ici et agir ainsi !
- D'ailleurs je lui ai donné de la racine d'iboga pour le garder éveillé. Tout ce qu'il me reste est dans ce sachet, tu devrais pouvoir tenir la chaude saison au moins.
- Pourquoi me laisses-tu toute cette poudre ? Je n'en ai pas besoin !
- Il y a une grande foire à Tonon pour le solstice d'été, et même le grand mathématicien Béthard sera présent. J'espère que ce sera aussi bien que l'année passée ! (Il finit son assiette en deux lampées) Je te remercie chaudement pour le repas, Bana.
Il se lève d'un geste brusque, un grand sourire en lèvres.
- Et toi Muggen, sois bien appliqué et attentif à ta maîtresse.
- Tu ne vas pas partir ? s'exclame Bana, hors d'elle. Et ses parents ?
Elle se précipite à sa suite, mais il ne lui accorde pas un regard, et se dirige d'un pas décidé vers sa monture occupée à brouter le potager de Bana. Elle agrippe le harnais du cheval pour le retenir, avant de remarquer les dégâts infligés par la bête.
- Mes beaux légumes ! s'écrie t-elle en repoussant son museau.
- Je suis vraiment contrit belle Bana, dit le jeune homme en sautant sur le dos de sa monture. Je te rapporterai des mets exotiques de la foire pour me racheter !
Il tape dans les flancs de son percheron et le fait partir au trot. Bana remonte son tablier et s'élance à sa suite.
- Que fais-tu ? Tu ne vas pas me laisser cet enfant ?
- Il faut bien que j'aille à la foire pour acheter de la racine d'iboga ! lui lance t-il juste avant de disparaitre sous le couvert des arbres. Je n'en trouverais nulle part ailleurs !
- REVIENS !
Elle regarde Hero quitter son champ de vision, la mine défaite.
Derrière elle, Muggen la tire par un bout de sa robe. Dépitée, elle le laisse tirer sur son vêtement sans lui prêter attention.
- Je veux rentrer chez mes parents.
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L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...
