- J'ai essayé de faire durer la poudre tant que j'ai pu Muggen, mais il devient urgent que tu apprennes à contrôler ton flux d'énergie, et que tu ne sois plus en train de le subir. La saison des récoltes est passée, et Hero n'est toujours pas revenu. Nous allons devoir nous en passer.
- Je suis sûr qu'il l'a fait exprès, maugrée Muggen après un long bâillement.
- Peut-être. Quand il sera de retour, il va m'entendre.
Dans la clairière, Bana finit de disposer en un large cercle des galets, ficelés avec de la sauge et du foin d'odeur. Un rai de lumière passe à-travers le feuillage, tombant droit sur un petit rocher, au milieu de la ronde de pierres.
Elle allume les feuilles autour des cailloux les unes après les autres puis fait signe à Muggen de prendre place au centre de son installation, sur le roc ensoleillé. Des colonnes de fumée noire s'élèvent doucement pour rejoindre la cime des pins et couvrir le ciel visible.
Muggen s'assoit en tailleur et ne voit autour de lui qu'un fin brouillard l'isolant du reste de la forêt. Il aperçoit Bana, restée à l'extérieur du cercle.
- J'ai glissé une plume dans ta poche. Je veux que tu projettes ton énergie et ta magie en elle.
- Comment dois-je m'y prendre exactement ?
- Concentre-toi, oublie ma présence, c'est tout ce que je puis te dire.
Muggen plonge la main dans sa poche et en retire une belle plume d'étourneau aux reflets violacés qu'il pose devant lui. Il ferme les yeux. Derrière lui, il entend la voix de Bana s'amenuiser jusqu'à devenir un chuintement incompréhensible.
- Grand esprit sacré, entend ma prière. Nous te remercions pour la vie que tu as su nous insuffler et demandons ta protection...
Le reste n'est qu'un long roulis de paroles. Muggen distingue plus clairement maintenant les criailleries des merles, le hululement des chouettes, les chants des coucous et un peu plus loin, le bouillonnement d'une rivière en contrebas, les craquements de branches bousculées par le vent ou peut-être par de petits animaux, traversant un fourré ou escaladant un tronc.
L'odeur de la sauge brûlée lui emplit les narines, alourdit ses poumons au point de ralentir sa respiration. Il perçoit peu à peu, par-dessus cette senteur lourde et oppressante, la fraîcheur des cèdres et des sapins, puis le sucre de la sève, des bleuets, le piquant et l'amertume du chèvrefeuille et du pissenlit, le sel âcre et l'humidité du foin mouillé. En gonflant toute sa poitrine, il inspire encore des relents de bois brûlé et de terre retournée.
Ses bras pèsent soudain aussi lourd que du plomb, comme si les émanations avaient appesanti son corps entier depuis l'intérieur. Son menton s'affaisse pour rejoindre son torse, ses cheveux s'électrisent emmenés par un souffle de vent humide. Il inhale une longue bouffée d'air chargée de sauge.
Une grande vague d'exaltation le submerge, qui le fait trembler de la tête aux pieds. Est-ce que c'est l'énergie dont parlait Bana ? Il se sent soudain hors de son corps, et emporté par deux gigantesques mains le transportant au-delà du monde terrestre. Il ne contrôle pas cette énergie puissante, qui l'emmène peut-être trop loin pour pouvoir en revenir.
Bana lui avait parlé d'une plume dans laquelle envoyer sa magie ; il se rappelle qu'elle était devant lui il y a juste quelques instants, mais elle est bien loin maintenant, et insignifiante. Il espère seulement que Bana saura rompre le charme et le ramener dans la forêt. Ou pas, il n'est pas sûr. Que lui importe ses problèmes d'aujourd'hui ? Ou de demain. Alors qu'il pourrait simplement se laisser porter...
Une poigne familière lui tombe sur l'épaule.
- Ne t'évade pas trop loin !
Muggen entrouvre les paupières.
La plume devant lui a pris vie. Elle est agitée de tressautements, se détache du sol puis revient en piqué, aussi rapide qu'un satané moustique. Il savait déjà avant d'ouvrir les yeux qu'il la trouverait en train de voler.
Bana s'assoit en tailleur devant lui et lui tend deux morceaux de cuir de la taille d'un poing et une aiguille en fer avec du fil noir. Elle fait la grimace.
- Je n'ai trouvé que cette couleur. Tu aimes le noir ?
- Oui mais... que dois-je en faire ? demande t-il en attrapant la plume au vol.
- Une amulette. Cette plume, tu dois l'enfermer dans la pochette avec un peu de foin d'odeur et la conserver toujours sur toi. Peut-être devrais-tu la coudre à ton vêtement, ou la porter en collier.
- Je n'ai jamais eu d'amulette.
- La plume va t'aider à réguler ta magie - enfin nous verrons - mais seulement si tu gardes le contrôle. Toujours un sommeil léger, sur le qui vive. De toutes les façons, c'est ainsi qu'un bon magicien doit se reposer.
- Pourtant, je t'ai entendue ronfler.
- Peuh ! Sûrement le vent. Allez finis ton ouvrage, et ensuite nous pourrons rentrer souper. Nous verrons demain si l'amulette remplit son office.
- Et que se passera t-il ?
- Si tu réussis à passer la nuit sans détruire ma maison, ce que j'espère, alors tu ne seras plus un danger pour ton entourage, et tu ne seras plus dépendant d'une quelconque poudre.
- A la place, je serais dépendant d'un bout de tissu.
- Oui... mais ce sera déjà une amélioration.
Muggen s'applique à coudre l'amulette de cuir, espérant de toutes ses forces que c'est la dernière chose à apprendre, la dernière chose à confectionner pour enfin être autorisé à repartir.
Le lendemain matin, Muggen s'éveille frais comme un gardon. Dehors, le soleil est déjà au beau fixe, et Muggen soupçonne qu'ils ont dû largement dépasser le lever des poules et des villageois. Il est même repu de sommeil, sensation dont il n'avait plus même le moindre vague souvenir.
Son premier réflexe est de tâter son veston, qui fait désormais une bosse sur la poitrine, là où se trouve la plume. Une simple plume d'étourneau. Jamais il n'aurait cru qu'une si petite chose puisse venir à bout de sa malédiction.
Bana est couchée à ses pieds sur une paillasse improvisée. Elle a monté la garde toute la nuit, au cas où l'amulette viendrait à faillir, pour être prête à réveiller Muggen à coups de claque.
- Le... potager, bafouille Bana en se tortillant sur sa couche.
- Je vais arroser.
En déversant le seau d'eau sur les poireaux, Muggen se demande, après avoir assisté de loin à la tonte des moutons, à la récolte du blé tendre puis de l'avoine, et ensuite à la procession pour la fin des récoltes et la fête du solstice d'été, et aussi les joyeuses vendanges sur la place du village, si ce jour est enfin arrivé, le jour où il retourne chez lui.
Bana n'a pas manifesté de réaction particulière en voyant qu'il ne s'était rien passé de la nuit. Est-ce qu'elle aurait préféré que le stratagème échoue ?
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L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...