Une rencontre

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La matinée n'est pas encore entamée quand Bana est réveillée par un tremblement qui parcourt la maison de haut en bas.

Elle se précipite à l'étage, vers le lit de Muggen mais le trouve vide. Ses affaires ne sont plus là. Elle s'en doutait, elle l'avait vu venir.

Et maintenant il est en danger. Peut-être mourant, qu'en sait-elle ?

Elle attrape un chasuble et sort de la maison en coup de vent.

Un mulot file juste devant ses pieds, et elle aperçoit des souris et des belettes par dizaines, fuyant vers le village.

Bana court vers la direction d'où s'évadent les animaux, le coeur lui battant les tempes. Elle récite dans sa tête la seule formule de protection qu'a eu le temps de lui enseigner son maître le docteur.

Dans une clairière complètement désertée par la faune locale, Bana tombe nez à nez avec un chasseur au visage chiffonné, un énorme sac sur l'épaule.

- Je vous cherchais justement ! s'exclame t-il avec un sourire goguenard.

Il dépose le garçon à ses pieds, avec la même délicatesse que s'il s'était agi d'un sac de pommes de terre. L'énergie que dégage Muggen est palpable même dans l'air qui les entoure.

Le vieil homme reste là les mains sur les hanches dans l'expectative. Il était sûr qu'il y avait bien une sorcière habitant cet endroit, et il a hâte de voir ce qu'elle sait faire.

- C'est vous qui lui avez fait du mal ? répond t-elle, furibonde.

Il tend les mains devant lui et son expression malicieuse disparait de son visage.

- Oh là non, je ne fais que braconner, et juste un peu, croyez-moi bien ! Je pense qu'il s'est empoisonné avec quelque chose le petit.

Bana fouille dans sa besace et en sort n'importe quelle fiole au hasard, pour ne pas que cet homme louche comprenne son procédé de guérison.

Elle en arrose le visage de Muggen et lui frotte vigoureusement les joues, le cou et la poitrine, le tout accompagné d'un Je vous salue Marie pour faire bonne mesure. Par ce contact, elle sent l'énergie descendre de son coeur par gouttelettes vers ses mains et le corps de Muggen et l'inonder peu à peu.

La poitrine du garçon se soulève par à-coups et son souffle se fait haletant. Un liquide brunâtre s'échappe de ses lèvres et se mélange à la salive séchée. La vibration qui émane de son corps perd en force.

Le chasseur regarde la magicienne avec des yeux ébahis.

- Jésus Marie !

Les yeux de Muggen s'ouvrent en papillonnant, vitreux. Il dévisage Bana comme s'il voyait à travers elle. Il tousse et recrache de la bile dans l'herbe.

Elle lui caresse les cheveux.

- Je me sens vraiment mal, murmure t-il avec lenteur.

- Ne t'inquiète pas, avec beaucoup de repos tu iras mieux.

La magicienne soulève le garçon entre ses bras, sans jeter un regard au braconnier.

- Vous ne voulez pas que je le porte jusqu'à chez vous ?

- Non merci, cela ira.

Elle lui tourne vivement le dos, et même si Muggen pèse bien ses 40 kilos, et que ses bras en tremblent de douleur, elle serre les dents et le porte sans broncher ni fléchir jusque dans son lit, qu'elle recouvre de lainages épais.


L'après-midi touchant à sa fin, Bana s'échappe quelques instants du chevet de Muggen pour arroser et entretenir le potager. Le ciel passe lentement du rose au bleu foncé. Quelque chose bouge au loin. Elle se redresse, scrutant l'obscurité, et distingue un point rouge entre les bois.

Une fille, ne dépassant pas les dix ans, sort de l'ombre et s'arrête à une vingtaine de mètres de Bana. Son apparence est pour le moins atypique : on dirait que le feu l'a créée à partir de la terre. Une tache de sang immense recouvre la majorité de sa robe de soie bleue. Bana fait un pas en avant, le souffle coupé, puis s'arrête.

Elle reprend ses esprits et s'approche d'elle. La fille semble l'attendre.

- D'où viens-tu ? demande Bana en s'accroupissant à côté d'elle.

L'apparition ne dit mot, ses yeux regardent au loin ; nulle part. Bana lui attrape le bras. Elle n'est pas blessée mais visiblement sonnée.

- Tu t'appelles comment ?

Elle garde le silence. La magicienne se lève et la tire par la main jusqu'à la maison. La pauvre enfant se laisse porter, obéissante et ensorcelée. 

Bana la laisse près du foyer tandis qu'elle s'éclipse pour apporter une bassine et une grosse éponge. Quand elle revient avec la bassine en fer blanc, la fille n'a pas bougé d'un pouce. Bana se relève pour déboutonner la robe de sa protégée, elle se laisse faire sans bouger un muscle.

Quelques années plus tôt, elle a vécu une situation semblable en arrivant près du village, complètement perdue et dégénérée. Ce souvenir est comme une vilaine piqûre, acide, et réveille une sensation de profond inconfort. Elle peut seulement se féliciter que la petite fille ait croisé son chemin et pas celui d'un paysan en manque de femme.

Elle hésite à poser la robe tachée sur une chaise, imagine la corvée pour la nettoyer, la laisse finalement tomber sur le carrelage. Elle prend encore une fois la main de l'enfant, juste vêtue d'un jupon, pour l'amener à entrer dans la bassine. Elle lui passe doucement l'éponge dans le dos, sur les épaules, le buste, en repoussant très loin le souvenir qui tente de remonter à la surface, en se forçant à ne pas y penser une seconde. La porte grince et Muggen émerge dans la pièce en sursautant tout de suite.

- Retourne te coucher j'arrive, dit Bana sans s'émouvoir.

Il ne réagit pas pendant quelques secondes durant lesquelles il dévisage la fille dans la bassine, mais elle garde la tête baissée. Le regard vide, il finit par accéder à la demande de Bana et retourne dans son lit.


La pauvre petite est pétrifiée, et maintenant elle tremble bien qu'elle soit près du feu. La magicienne la fait sortir du bain et s'attendrit en la séchant ; elle lui rappelle une feuille morte tombée en automne. Deux enfants à sa charge, et deux enfants au mauvais état. Elle laisse la fillette au milieu de la pièce et lui installe une paillasse près de l'âtre, sort de l'armoire une chemise de coton qu'elle lui fait enfiler, la borde et reste à ses côtés jusqu'à ce que Nonoh tombe d'un sommeil lourd, un sommeil réclamé par son esprit tourmenté.


L'odeur de la cendreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant