Elle s'appelle Bana. La vingtaine bien entamée, elle est grande, en tout cas plus grande que les femmes du village qui se ratatinent en se courbant le dos jour après jour dans les champs.
De ses formes bien en chair s'échappe une aura de volupté, malgré sa coupe de cheveux assez stricte. Ils sont d'un noir d'ardoise, tout raides et comme coupés à la serpe. Ses yeux sont noirs également mais un peu éteints. Ses derniers temps, elle a grossi, ou plutôt, elle a enflé.
Avant l'arrivée d'Aqhat et sa mère remontée comme un coucou, Bana pelait des châtaignes sur ses genoux. Cela fait plus d'une heure que Bana est occupée par cette activité, mais les sanglots n'ont de cesse de l'interrompre.
La femme en sabots amène son enfant devant la magicienne. Elle se tient à bonne distance et n'ose pas croiser son regard.
- Voici mon fils Aqhat. Il n'a pas l'air comme ça, tout mignon avec ses grands yeux de fille, mais il fait de la magie comme vous. Tout du moins je crois que c'est la même chose. Il était en train de mettre des étincelles au bois de chauffage ! Et puis avant ça de toute façon, le petit a bien essayé de mettre le feu à notre lit.
La magicienne n'a pas l'air convaincu pour autant, et elle soupire comme on se languit d'un amoureux. Cependant, la paysanne compte bien repartir les mains vides.
- J'ai essayé de le corriger, mais ça ne fait qu'empirer, il ne veut rien entendre. Le feu à notre lit ! C'est à croire qu'il voulait nous tuer, magicienne. Alors je me suis dit que j'allais vous l'amener, parce que vous êtes la seule personne à ma connaissance à pouvoir l'aider. Je vous paierai bien sûr.
Elle attend un moment plantée là, à se mordre les lèvres.
La mère d'Aqhat
Jamais je n'étais allée trouver la magicienne dans sa maison, et j'étais persuadée qu'aucun autre de mes voisins ne s'y était aventuré. Nous la savions là, nous autres, mais attendions toujours qu'elle vienne au village.
Je n'étais pas sûre de ce que je faisais mais j'ai lâché la main du petit. Il m'a lancé son regard furieux et tout de suite j'ai senti ma jupe chauffer, la mauvaise graine ! C'était fini. Je n'ai pas demandé mon reste. J'avais peur de l'un comme de l'autre et j'ai vite décampé avant que la magicienne ait le temps de répondre quoi que ce soit. J'espère qu'elle saura le guérir et le remettre sur le droit chemin. Mais moi, j'ai trop peur ! Oh, que va dire mon mari en rentrant ?
Bana
Pourquoi ont-ils tous si peur de moi et de la magie ? Ma mère au contraire était fière de mon statut et ne m'a jamais rejetée pour mes capacités particulières.
Ou est-ce à cause de Nonoh ? Je ne sais pas. Je n'ai jamais fait que les aider pourtant.
Bana regarde pendant quelques instants la mère du petit garçon disparaître en courant presque avant de laisser tomber ses grands yeux tristes sur l'enfant qu'on vient de lui abandonner. C'est vrai qu'il est joli avec ses grands yeux pleins de cils et ses cheveux soyeux et bouclés. Elle se rembrunit.
- Assieds-toi, dit-elle.
Aqhat, rendu muet et obéissant, s'assied à ses côtés sur le banc. Elle lui tend ce qu'il reste de châtaignes, et ils entreprennent de les peler.
Bana se retient difficilement de sangloter encore, et se contente d'enfler un peu plus. Le petit garçon observe cette transformation avec des yeux comme des soucoupes, et ainsi il ressemble vraiment à s'y méprendre à une poupée humaine.
- Oui je gonfle quand je suis d'humeur triste. Ne me regarde donc pas ainsi !
Aqhat ne dit rien et baisse les yeux, il ne voudrait pas paraître impoli et attirer les foudres d'une magicienne.
- Il y a deux mois de cela, j'étais tout simplement obèse. Obèse comme un cochon nourri au beurre et à la crème.
Depuis longtemps elle n'a pas parlé, et c'est comme une accalmie dans la tempête. A l'évocation du beurre, elle se passe la langue sur les lèvres.
Aqhat lui tend les quatre châtaignes qu'il a fini de peler. Il puise dans ses réserves pour chercher l'air le plus innocent qu'il peut, et alors qu'il vient de passer les dix dernières minutes à peler en silence, tout d'un coup s'embrase dans ses yeux une flamme nouvelle.
Le garçon sourit à Bana. Son visage est rempli d'espoir. En récupérant les châtaignes pour les jeter avec les siennes dans un torchon étalé à ses pieds, son corps se dégonfle un peu.
- Aimes-tu ta mère, Aqhat ?
Il hausse les épaules. Elle porte le torchon rempli de châtaignes à son nez, ils exhalent une senteur douce et légèrement sucrée. Avec des poireaux, ce sera parfait. Il faudra les cuire à la braise pour en faire une bonne soupe d'automne, dont elle ressent déjà sur sa langue le goût sucré, la texture épaisse mais onctueuse avec un très lointain piquant.
- Tes nénés, ils ont maigri ! s'exclame soudain Aqhat en les pointant du doigt.
Bana, ayant repris son souffle, se met à pouffer en se tenant la taille. Elle fixe subitement Aqhat, l'air de voir au travers. L'enfant se met à pouffer lui aussi, avec un petit rire aigu de bébé.
Elle prend un air faussement affligé.
- Est-ce que tu voudrais être un amour, plutôt que te moquer ? reprend t-elle toute doucereuse. Tu serais le meilleur petit garçon du monde si tu allais chercher les poireaux dans le potager derrière la maison. S'il te plaît, Aqhat.
Il ne peut résister à des paroles emballées avec autant de miel. Ce n'est pas sa mère qui lui fait autant de manières quand elle lui demande d'essuyer les plats. Il saute sur ses pieds et trotte vers le potager pour satisfaire au plus vite la belle magicienne.
- Je serai près de l'âtre, lui crie t-elle depuis le pas de la porte.
Aqhat
Arrivé devant les poireaux, je ne savais plus combien elle en voulait au juste. Sûrement un chacun. Les poireaux faut bien tirer dessus en leur agrippant les cheveux. C'est rigolo mais la texture n'est pas très agréable. C'est glissant sur les mains et en même temps ça accroche et ça colle. Le premier, un scalp de cheveux verts me reste dans le poing.
Après avoir arraché les deux poireaux pleins de terre, je sens mon tic qui me démange. Et si je les cuisais déjà ? Et puis en lui montrant ce que je sais faire, elle serait impressionnée. Mais si je les enflamme maintenant, est-ce qu'il en restera quelque chose ? Non ça ne doit pas être une bonne idée. Ah mais ça me démange, je ne peux pas me retenir! Je me concentre à peine et enflamme leur tige blanche.
Tout fier, Aqhat ramène les poireaux fumants dans la pièce principale et les dépose sur la grande table. Bana, d'abord ravie, change d'expression en voyant la fumée se dégager des poireaux jaunis. Elle enfle, enfle encore et ses yeux se bordent de larmes. C'est une obèse désormais qui fixe les légumes trop cuits, écrasée par son poids entre la chaise et la table. Aqhat est mal à l'aise, il comprend qu'il a fait quelque chose de travers.
- Je suis désolée, sanglote Bana. Ce n'est pas bien grave, je vais préparer les poireaux ainsi, ça ne fait rien.
- Tu ne voulais pas les cuire ? pépie ingénument le petit garçon.
Bana ne répond rien et sanglote dans ses mains, le dos secoué de tremblements. Elle sort un mouchoir déjà plusieurs fois utilisé et s'essuie le nez.
- C'est la même odeur...
Et elle repart dans ses petits gémissements étouffés.

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L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...