Muggen et Nonoh arrivent aux abords du château alors qu'il ne fait pas encore nuit, cachés derrière les arbres.
De là où ils sont, le château est comme une forteresse imprenable dressée sur la presque totalité du plateau, un immense bloc de pierre prolongeant la montagne vers le ciel, si haut qu'ils doivent presque se briser le cou pour en distinguer les remparts, laissant apparaître des tours carrées et rondes. Là-haut, quelques corneilles occupent les corniches des murs et les narguent de leurs orbites noirs.
- Ce château est le plus grand que j'ai jamais vu.
- Oh, tu en as déjà vu ? s'exclame le garçon. Quelle chance !
- Non, c'est le premier. C'est donc le plus grand.
- Ah.
Déjà Nonoh se renfrogne, se sentant bête d'avoir parlé trop vite. En haut des escaliers assez larges pour laisser passer de front deux chariots attelés, on devine la présence de gardes, mais il est difficile d'estimer leur nombre. Muggen pense qu'ils peuvent bien être au moins trois.
- Tu peux te transporter à l'intérieur tu penses ? murmure Nonoh.
- Je ne crois pas, il faudrait qu'on nous ouvre pour que je voie. Si je ne vois pas où je vais, je n'y arrive pas (Il se gratte les paumes des mains.) Je sens qu'on ne réfléchit pas assez.
- Tant pis allons-y comme ça. Ils ont presque un jour d'avance sur nous.
Muggen prend une profonde inspiration.
- Je n'arrive pas à penser Nonoh. Nous ne pouvons pas aller dans un château rempli de gardes sans s'être préparés avant.
- Baisse-toi !
Un équipage sort de la forêt de sapins, mené par huit beaux chevaux de trait. Le convoi est composé de deux carosses l'un derrière l'autre, le premier d'une apparence plus riche et enluminée. Arrivés en haut de l'escalier, un des gardes s'approche de la porte de la première voiture. Un homme à l'apparence froide et élégante se penche par la fenêtre pour écouter les quelques mots du vigile.
Nonoh et Muggen n'entendent pas les propos échangés, mais un faible sourire éclaire le visage du noble dans la carriole. La porte se soulève pesamment.
- Faites réveiller et vêtir ma fille, répond le comte. Je veux qu'elle découvre enfin qui a fait d'elle une infirme et lui a apporté tout son malheur.
- Très bien, monseigneur. Duroc, va réveiller notre maîtresse !
Duroc opine du chef et se plie en deux pour passer sous la porte à demi-levée.
- Qui les a capturés ? demande le châtelain.
- Ce sont ces deux nouveaux chevaliers, les jumeaux. Le bailli a fait mettre les deux amoureux au cachot. Ils profitent en ce moment-même de l'agréable compagnie de la Maribel.
Il ricane dans sa barbe, mais la plaisanterie n'a pas l'air de toucher son seigneur. Les voitures se remettent en branle pour entrer dans la cour du château. Quelques poulets et chèvres s'écartent de leur chemin. Des palefreniers, aidés des cochers, entourent l'équipage pour déharnacher les chevaux.
Le châtelain saute à terre, suivi de sa troupe de serviteurs. Le bailli vient à sa rencontre et lui serre chaleureusement les mains.
- Vous a t-on dit la nouvelle monseigneur ?
- Oui mais j'aimerais d'abord me rafraîchir.
Il marche jusqu'au puits central et fait signe à quelque servant se trouvant là de lui amener une bassine. Une autre jeune fille à ses côtés hisse un seau d'eau fraîche pour remplir la cuvette. Le châtelain ferme les yeux tandis qu'elle lui essuie le visage et le cou avec un linge mouillé.
Le bailli reste par-devant lui, les mains fermées sur sa bedaine. La jeune paysanne ôte les bottes de son seigneur et lui baigne maintenant les pieds, noirs de la poussière du voyage.
- C'est bon, tu peux disposer ma fille, fait-il d'un geste de la main brassant le vent.
Il reste assis sur la margelle du puits, les pieds reposant sur la pierre froide.
- Serait-ce ma fille là-bas ?
- On dirait bien elle et sa femme de chambre.
Le bailli s'est retenu de dire qu'il reconnaissait aussi le bruit du cliquetis caractéristique des jambes factices de sa fille. Cet outillage donne à la démarche de la noble demoiselle un aspect saccadé, comme si ses jambes étaient tordues. Elle s'enfonce d'un coté puis d'un autre, pareille qu'un bossu mais avec le dos droit.
Après que son seigneur ait remis ses bottes et embrassé sa fille, le bailli les accompagne jusqu'à la tour centrale dont il leur ouvre la porte. Le châtelain entre en premier, soutenant la jeune infirme avec l'un de ses bras, et un flambeau dans l'autre. Sa servante suit, pour la secourir au besoin. Ils descendent les marches menant aux cachots et au bruit des pas, des hurlements incohérents retentissent.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? demande Aurora, effrayée.
- Ce n'est que la Maribel, ne faites pas attention, dit le bailli.
Quelqu'un frappe à la porte du cachot en y mettant tout son poids, puis ce sont les crissements d'ongles. Une femme sanglote.
- Il faudrait pendre cette pauvre folle, qu'on en finisse.
- Vous avez raison, seigneur, elle n'est plus très amusante.
Le comte s'approche de la fenêtre à barreaux du cachot.
Un couple est serré l'un contre l'autre dans le fond de la cellule, à un mètre de lui. La femme est imposante, et ses rondeurs semblent moduler en fonction de ses pleurs. Elle lève la tête vers lui et il la reconnaît, même après six ans et quelques dizaines de kilos.
L'autre, l'homme blond, il ne lui semble pas l'avoir jamais vu. Sûrement son mari.
Elle se traîne vers la porte, en évitant soigneusement de toucher l'autre femme, la folle qui grommelle et bafouille en frappant la porte.
- Je suis fautive, seigneur, dit Bana à voix basse. J'ai mérité le sort que vous me réservez. Mais pourquoi vous en prendre à ma pauvre mère qui est innocente de tout péché ?
Le châtelain ne comprend pas tout de suite qu'elle désigne Maribel.
- Elle ? C'est une femme de vilain, elle est coupable d'avoir noyé les enfants de son mari, qu'il avait eus d'un autre lit.
Il jette un regard ennuyé au bailli, qui baisse la tête. Bana reste bouche bée et porte la main à son coeur.
- Votre mère a pris la fuite il y a bien longtemps, j'imagine avec votre maître médecin.
Aurora demande à Belle de l'aider à s'approcher. Elle regarde Bana à travers les barreaux sans exprimer aucune pensée, ni par son visage, ni par ses paroles. Elle ne sait d'ailleurs pas quoi penser de la magicienne qu'elle découvre aujourd'hui.
Voilà, c'est donc elle, celle qui s'est enfuie sans la soigner et l'a laissée amputée. Elle lui a imaginé mille visages mais maintenant elle la voit pour de vrai, et cela ne la touche même plus. Depuis que son époux est mort, et avec lui toutes ses maitresses, c'est comme si tout lui passait à travers. Elle n'est plus étonnée ou choquée de rien.
- Nous verrons quoi en faire demain, dit son père. Laissons-les cette nuit avec leurs pensées.
Aurora attrape un des barreaux et se penche plus près.
- Peux-tu ressusciter les morts ? demande t-elle à Bana.
- Personne ne le peut, ma dame.
La prisonnière a les yeux baissés, elle n'ose pas regarder en face celle qu'elle n'a pas pu guérir, la preuve vivante de son incompétence, ni affronter la honte qui la hante depuis six ans.
- Sortons, mon enfant, dit le comte. Ce n'est pas un environnement pour toi.
Aurora se détourne ainsi que son père, et ils remontent tous les quatre dans l'escalier, emportant la lumière du flambeau avec eux.
Bana et Hero retombent dans les ténèbres, et la seule chose qui apaise la jeune femme est la poitrine chaude de l'herboriste et le bruit des battements de son coeur.

VOUS LISEZ
L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...