Muggen se penche sur une flaque vaseuse, dans laquelle barbote une vilaine grenouille rouge. Il la montre du doigt à Nonoh et lui fait signe de s'approcher, mais celle-ci a peur de lui et de la bestiole aussi, et elle court se cacher derrière Bana.
- Ecoute-le, pour une fois qu'il sait quelque chose, plaisante la magicienne.
Elle en oublierait presque qu'ils doivent bientôt reprendre la route sous peine que cette halte instructive devienne la source d'une mauvaise rencontre. Ils ne sont pas sur la route principale, mais sur un chemin tout de même assez emprunté, un peu caché par la pénombre des arbres.
- A dire vrai, je ne suis pas peu fier de reconnaître cette grenouille. Il s'agit d'une grenouille fraise. Le nom est plaisant mais tu as raison de ne pas t'avancer trop près Nonoh, car elle est remplie de poison.
- Quelle science, Muggen !
La jeune fille glisse un coup d'œil au petit prédateur, occupé à faire des bulles dans l'eau.
En quelques secondes, l'insouciance s'efface du visage de Bana alors que la flaque se trouble soudain, secouée par le tremblement de sabots furieux. Bana attrape la bride du percheron et le mène sur le bord du chemin. Elle assoit sur son dos Muggen, et Nonoh malgré ses réticences.
- C'est la cavalerie royale ? demande le garçon.
- Tais-toi donc et va si loin qu'on ne puisse te deviner de la route !
- Mais... et toi ?
- VA !
Elle frappe la croupe du cheval si fort qu'il file au galop à travers bois. Nonoh se retourne et la voit s'aplatir derrière un talus, juste avant que quatre cavaliers au trot la dépassent. Elle a juste le temps d'apercevoir un cinquième cheval sortir du sous-bois d'en face pour rejoindre le groupe. Son cavalier fait un signe négatif de la tête. Ensuite, elle ne voit plus ni le chemin, ni Bana.
Un instant après, ils entendent galoper à une dizaine de mètres derrière eux. Un autre cheval s'est détaché pour fouiller les alentours, et vient dans leur direction.
Le cavalier les interpelle mais pris de panique, Muggen tape dans les flancs de sa monture et part au triple galop. Nonoh se rattrape in extremis à son épaule pour ne pas tomber. En se retournant, Muggen constate avec horreur que leur poursuivant, l'épée au côté, gagne de la distance. Ils ne pourront pas rivaliser longtemps, étant deux à épuiser l'énergie du percheron, qui n'est par ailleurs pas un cheval de course. Son cœur bat la chamade, si fort qu'il couvre tous les autres sons, celui des sabots, de la forêt et même des cris du cavalier qui les talonne. Il a l'impression que leur cheval galope au ralenti. L'homme derrière eux est tout près. Lorsqu'il regarde de nouveau devant lui, le paysage qui s'offre à leurs yeux est différent.
Un voile d'arbres brûlés ou abattus laisse deviner quelques masures et la fumée de cheminées. Derrière la fin de la forêt leur parvient le cling retentissant d'un marteau de forgeron sur son enclume.
- Il a disparu ! s'écrie Nonoh.
Muggen fait volte-face : plus trace de leur poursuivant, et les bois ont là aussi changé de forme. Les arbres y sont plus clairsemés et pour la plupart calcinés.
Il tire sur la bride et mène le percheron au pas. Sa compagne saute à bas de la monture alors qu'ils débouchent sur le village. Elle balade autour d'elle un regard coi.- Où sommes-nous ? demande t-elle. C'est un sortilège !
Dépassant toutes les autres, Muggen est frappé par une maison à un étage qu'il ne veut pas reconnaître. Ce n'est pas croyable.
- J'ai l'impression que nous nous trouvons dans le village où je suis né, mais je ne veux pas en jurer. C'est à plus de cent lieues du marécage de Bana.
Tandis que Muggen se demande si leur gros canasson est un animal surnaturel capable de parcourir trente lieues en l'espace d'une minute, Nonoh hoche la tête en silence et se dirige vers la forge où des objets brillants accrochent le soleil. En découvrant l'étal de broches, elle repense à tous ces bijoux que ses parents lui avaient offert et qu'elle a laissé, avec regret, pour le seul usufruit de sa mère et ses frères. Elle aurait dû les emporter, ils étaient amplement mérités. D'ailleurs elle devrait retourner les chercher.
- Ma mère a toujours voulu une broche comme celle-ci, dit Muggen derrière son épaule, avec le percheron qui lui renifle les cheveux. Elle venait l'admirer tous les dimanches après la messe.
Nonoh hausse les épaules pour rendre son dédain plus apparent.
Le forgeron, un homme au corps mince et aux bras énormes, leur jette un coup d'œil mais il n'interrompt pas son ouvrage pour des enfants qui ne vont rien lui acheter. Nonoh pense très fort que ses bijoux sont bien plus grossiers que ceux qu'elle possède.
Intimement convaincu qu'il s'agit bien de son village, Muggen n'ose pas l'exprimer à voix haute, de peur de faire fuir le mirage.
- Viens, je voudrais que l'on aille voir quelque chose.
Nonoh ronchonne dans sa barbe, mais lui emboîte le pas. Ils devraient plutôt s'inquiéter de retrouver Bana. Elle espère qu'ils ne l'ont pas trouvée.
A l'écart des autres maisons, celle de la famille de Muggen dépasse toutes les autres. Sur le banc en pierre à côté de la porte d'entrée, un petit garçon a échafaudé une cabane avec quelques branches et joue avec des cailloux. Une femme apparaît à la fenêtre pour frapper une couverture, à l'aide d'un éventail tressé. A une cinquantaine de mètres de là et caché par l'ombre d'un chêne, Muggen les observe sans avoir le courage de se manifester.
Son petit frère n'a pas trop changé, même après un an, par contre sa mère a les cheveux coupés très court, et elle a l'air d'avoir maigri, il voit ses clavicules.
Un scintillement au col de sa mère attire son attention. Nonoh suit son regard vers la tunique brodée, où au creux du décolleté est attachée une broche d'or, la même admirée chez le forgeron.
Quand il était parmi eux, qu'il faisait encore partie de ses trois enfants, jamais sa mère n'aurait pu s'offrir ce bijou. Sans l'argent donné par Hero en réalité. Son fils valait le prix d'une broche.
Il a envie de hurler qu'il la déteste. Et ne jamais lui dire qu'il avait tout fait pour rentrer "chez lui". Sans réfléchir, il prend Nonoh par la main et se détourne d'un geste brusque. Elle tressaute et essaie de se dégager de son emprise, mais un second instinct lui intime de ne pas le bousculer.
Ils s'enfuient au galop à-travers bois, sans un regard en arrière. La voix de sa mère retentit.
- Muggen !
Il fait mine de ne pas l'entendre.
La mère de Muggen
Muggen ! Si ce n'était pas lui, que mon âme soit damnée.
Pourquoi ne m'a t-il pas saluée ? J'ai couru après lui mais ça n'a servi à rien, sinon faire pleurer son petit frère et manquer de perdre ma broche, ma précieuse broche. Combien de temps avons-nous passé à la contempler ensemble ? Des centaines de dimanches peut-être.
En la portant, je sens mon petit garçon près de moi.
Je suis sûre que c'était lui. J'espère qu'on prend bien soin de lui et qu'il me reviendra instruit et riche. J'espère que je n'ai pas fait le mauvais choix, et qu'il me reviendra.
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L'odeur de la cendre
FantasiaLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...