La table de bois qui les sépare est assez vaste pour accueillir vingt couverts, mais l'un et l'autre des époux se tiennent en bout de table, face à face.
Aurora étrenne une nouvelle parure en velours émeraude qui rehausse son teint de porcelaine et sa chevelure blonde. Elle a jeté sur ses épaules un petit manteau de fourrure d'hermine qui met en avant l'échancrure de son décolleté. Son mari a pris un certain embonpoint au fil des ans, mais il reste agréable à regarder avec ses grands yeux noirs brillants de malice.
Un groupe de domestiques s'affaire autour des différents plats et des carafes. Elle se lève en prenant appui sur le dos de la chaise et éloigne d'un geste impatient une jeune bonne qui remue le contenu de la soupière.
- Mon ami, laissez-moi vous servir, dit-elle en s'emparant gaiement de l'assiette de son époux.
Elle la remplit de généreuses louches. Il esquisse un timide sourire en récupérant sa pitance. Elle se sert également mais en revenant à son siège, aidée du bras d'une servante, elle ne jette pas une cuiller à son souper. Ses yeux sont furieusement fixés sur son voisin de table. Celui-ci, un instant perturbé, avale le contenu de son assiette en quelques minutes. Un valet lui apporte tout de suite quelques belles tranches de rôti saignant, recouvertes de sauce au miel.
Aurora se penche en avant d'un air lascif et fait signe aux serviteurs de les laisser seuls. Ils baissent la tête et s'éclipsent l'un après l'autre. Son mari affiche un visage surpris. Il la regarde passer les doigts sur la naissance de sa poitrine, la moue joueuse.
- Que vous prend t-il madame ?
- J'étais simplement en train de me demander, dit-elle en détachant chaque mot, pourquoi cette servante ne s'était-elle pas attaquée à vous plutôt qu'à moi. Je ne comprends pas bien son comportement.
- De quoi diable parlez-vous ?
- De mes jambes.
Il repose sa fourchette et fronce les sourcils.
- Vous êtes bien étrange ce soir. Pourquoi vous demandez-vous cela ?
- C'est que je n'ai pas mérité son courroux. Vous, oui.
Son mari a l'élégance de ne pas prétendre n'avoir rien à voir avec cette histoire. Elle reprend, après un long soupir :
- Laissons ce sujet douloureux. Ce n'est pas de cela que je souhaitais vous entretenir.
- Dites-moi ma chère, est-ce que je vais passer un agréable dîner ?
- Je ne pense pas mon ami.
- Dans ce cas, prenons ce qu'il y a de bon à prendre.
Il coupe un morceau de gigot et l'enfourne en mastiquant fort, attendant qu'elle reprenne la parole. Elle l'observe d'un œil absent avant de se lancer :
- Ne tournons pas autour du pot. Je suis au courant pour vos maîtresses, et vos bâtards. Mais à ce sujet, je vous pardonne. Ce n'est pas important étant donné que j'ai moi aussi fauté. En moindre quantité certes, puisque je n'ai produit que deux filles.
Il devient livide.
- Qu'êtes-vous en train d'insinuer, démone ?
- Simplement que mon amant est le père de mes filles, tout comme mes servantes sont les mères de vos huit marmots.
Il se lève d'un coup, prend la soupière et la jette au sol, arrache la nappe.
- Sale putain ! crie t-il. Il le répète plusieurs fois, goûtant la saveur de l'insulte.
Elle se met debout péniblement et fait le tour de la table pour éviter qu'il ne la frappe.
- Vous épouser a été la plus grande erreur de ma vie ! souffle t-il.
Il s'empare d'un couteau et hésite à contourner la table par la gauche ou la droite pour l'attaquer. Une soudaine quinte de toux l'arrête dans sa poursuite.
- Votre plus grande erreur a été de boire ce bouillon de poule. D'ailleurs, vous ne devriez pas tant vous énerver, car ce faisant vous accélérez l'effet du poison.
Les yeux exorbités, il plaque la main à sa gorge et jette un coup d'œil à son assiette vide, puis à celle pleine, de sa femme. Elle devine qu'il va tenter de crier à l'aide d'un instant à l'autre et se précipite vers la fenêtre.
Dans la basse-cour en contrebas, les paysans déchargent les fruits, la farine et le gibier pour les cuisines du château. Un des chevaliers attrape par le bras un garçon qui effectue la livraison, Titaud le deuxième apprenti du forgeron. On lui avait demandé de dépanner les paysans ce matin-là, qui étaient en sous-effectif. Il essaie de se défaire de l'emprise de l'homme en armure, mais ce dernier est plus robuste et le serre à lui en couper la circulation.
- Dis petit, il paraît que vous avez une jolie rouquine dans ton village !
Un autre chevalier qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau se tient en retrait les bras croisés et le dévisage avec froideur. Titaud se demande comment ces deux-là ont pu en entendre parler. Elle n'est pas si belle, surtout sauvage et méchante.
- Qu'est-ce que ça vous fait ? Et puis c'est une teigne cette fille, oui, dit le jeune paysan en reculant. Elle nous jette des cailloux !
- Et tu te laisses faire ?
Il part d'un grand rire, et son frère l'accompagne à gorge déployée.
- Elle est bonne celle-là !
- Je ne peux rien faire, s'écrie t-il penaud. C'est la protégée de la...
Il s'interrompt, réalisant soudain son imprudence. Son père lui avait pourtant intimé de ne rien dire au sujet de Bana, mais les mots sont sortis plus vite que ses pensées.
- De la ?
- De la magicienne je parie, continue son frère derrière lui.
- C'est une sage-femme, pas une magicienne, tente Titaud, dans l'espoir de rectifier le tir.
La fenêtre du deuxième étage s'ouvre en grand, et le buste d'Aurora apparaît.
- Au secours, un médecin ! crie t-elle.
Elle se tord les cheveux et gémit de douleur.
- Dépêchez-vous, mon mari s'étouffe ! A l'aide ! Au secours !

VOUS LISEZ
L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...