Exil

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- Si tu es la magicienne je ne dirai rien, souffle la domestique Dred. 

Bana observe son visage, il lui semble la reconnaître. 

- Je ne t'ai pas vue et toi non plus, propose t-elle. Dred approuve du chef et passe devant elle pour la guider vers la sortie. Elle porte un manteau sombre de laine bouillie et une petite valise à la main, qu'elle n'avait pas remarqué au premier abord.

Tant bien que mal, et en ahanant, elle suit la servante qui dévale les marches d'un pas léger et souple, quand elle est presque obèse et aussi sportive qu'un tas de glaise.

La flamme de la chandelle renvoie des halos pensifs sur les parois de pierre, et Bana se dit que cette nuit, cette fuite, elle ne pourra jamais en oublier les détails. L'odeur de cendre, la transpiration, tous ces domestiques, leur visage anxieux, le visage d'Elas, les tours du château, les bougies éclairant le corps gris d'Aurora, l'ouvrage de la servante méfiante dans l'antichambre, le couloir baigné par la lune, les lampions du bal, Hero, les ligaments tournoyant sur les os, et la poussière... et son insouciance alors qu'elle dansait.

Dans la nuit claire, dans la forêt sombre, elle s'enfonce avec Dred. La bougie a été soufflée, ne restent que leurs souffles rythmant leur marche. Au détour d'un sentier, Bana s'aperçoit qu'elle est désormais seule, plus trace du manteau de laine bouillie et de la petite valise. Elle ne sent plus que sa propre sueur puant la peur et la culpabilité.


Dred

J'étais domestique dans cette maison depuis plus de dix ans. J'y suis entrée à 15 ans et on m'a mise aux cuisines. L'intendante était grosse, avec un poireau en plein sur la joue qu'elle avait pendante, on aurait dit un vieux veau, et puis elle sentait mauvais du museau. Et tout ça la rendait méchante.

Ah j'en ai bavé avec elle, jusqu'à ce qu'enfin je passe lingère. J'étais sur le point de devenir sourde à l'entendre me beugler dessus bêtement, quand il s'est avéré que j'étais suffisamment jolie ou pourvue pour plaire au fils de mon maître.

Le frère d'Aurora m'a fait changer d'environnement et m'a installée avec le linge. Je devais en échange, passer une nuit par semaine avec lui. Il n'était pas bien dégourdi mais gentil. Je me suis bien gardée de tomber amoureuse de lui, je savais qu'il ne m'aurait jamais épousée. Je n'étais pas si naïve à ce moment-là, et pourtant... 

Un jour c'est leur cousin éloigné que la famille a invité pour passer les deux mois de l'été. Il était si beau, avec ses cheveux bruns brillants comme ceux d'un cheval de race. J'ai fait de mon mieux pour lui présenter mes charmes et il n'a pas mis longtemps à céder.

Je devais donc être vraiment jolie. Je croyais qu'on s'aimait, je ne sais pas pourquoi. Nous nous voyions presque toutes les nuits, et je sais qu'il n'invitait pas d'autres filles. Il me caressait les cheveux, il les respirait, il s'est même battu sans raison quand je lui ai parlé de mon affaire avec le frère d'Aurora. S'il était jaloux c'est qu'il devait m'aimer.

Tous les ans il est revenu, ses yeux de velours se posaient sur moi et les autres domestiques me taquinaient, à cause de la jalousie. Je ne sais pourquoi, j'y ai cru.

Six ans que j'étais amoureuse de cet homme, que j'attendais au bord de la folie qu'il revienne au château, que je lui proposai de s'enfuir, sans trop y croire. Je devenais trop vieille, plus bonne à marier, presque défraîchie. Le palefrenier aurait quand même voulu de moi, mais je voulais laisser une chance à celui que j'aimais à en mourir.

Et puis cette année, quand est arrivé l'été, il est revenu. Mais pas pour me voir, non, pour me trahir, pour me planter un couteau dans le cœur et le tourner et le tourner. Il était revenu au château pour demander la main d'Aurora, qui était maintenant en âge de se marier.

J'étais si bête ! Si stupide !

Moi je n'avais été qu'un passe-temps, un amusement, une aventure sans sérieux en attendant de consommer la jolie petite blonde délicate et si bien éduquée, si noble, si altière, si instruite, si gentille, j'aurai voulu qu'elle crève ! Et lui juste après !

Mais je me suis rappelé d'une histoire de sorcellerie... Ma tante me l'avait racontée une fois petite, et elle avait frappé mon imagination. J'imaginais Aurora se réduire en cendres, lentement. Son fiancé arrivait, et trouvait simplement un tas de poussière sur le lit, avec pourquoi pas, encore la tête au bout. C'était une belle vision, la seule qui apaisait mon cœur écartelé, déchiré en lambeaux pendants. Ces années laborieuses aux cuisines, la corvée de marché chaque lundi encombrée de paniers plus lourds que moi, cette expérience allait enfin servir. Au marché, on peut tout trouver quand on sait ce qu'on cherche, il suffit de n'être pas très regardant de la loi.

J'espère seulement qu'il en reste un petit bout d'Aurora, pour qu'ils puissent quand même se marier, et que lui, cet enfant de chienne, regrette ce corps sain et entier qu'il était content de posséder toutes ces années.


Après cela, la magicienne disgraciée décide de marcher aussi loin que ses jambes la portent. Elle traverse le village où la fête finit doucement. Tout le monde est épuisé, distrait, léger, si bien que personne ne lui prête attention.

Elle rentre furtivement chez elle pour récupérer quelques vêtements et de quoi manger, l'affaire de quelques minutes, avant de quitter définitivement sa terre de naissance, où elle a toujours vécu. Elle pense à laisser un mot pour sa mère, mais ne trouve pas les mots, tant pis. Elle espère qu'elle pourra revenir dans quelques années, quand cette histoire se sera apaisée.


Plus tard, il y aurait les bruits du village, les cancans, les rumeurs, les commérages, les bavardages, les racontars, les on-dit, les ouï-dire, les ragots, les potins, proliférant de toutes parts et de nulle part, pour raconter qu'on l'avait vue danser Bana, alors qu'Elas l'avait prévenue, ça on en était sûrs, et cette sorcière avait réussi à le convaincre de danser lui aussi.

Et ils avaient commis l'affront de danser, pendant qu'Aurora perdait ses jambes, et même qu'on les avait vu et entendu rire. Les médisances avaient fait fouetter Elas, et puis les deux bonnes qui avaient dormi pendant que Bana s'enfuyait. Cette histoire éclipsa totalement l'autre disparition, celle de la servante Dred.


L'odeur de la cendreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant