Les gouttes continuent de couler sur le front de Bana, mais ce n'est plus de la même sorte de concentration. Elle cache la honte de l'échec sous une volonté de survie ; si elle n'a plus de valeur en tant que magicienne, qui voudra la protéger contre le seigneur du château ?
Qu'est-ce qui le retiendra de la fouetter et de la torturer ? Il apprendra bien vite son affront : qu'elle a préféré danser plutôt que courir au chevet de sa fille. S'il ne la tue pas, il lui coupera sûrement les jambes, pour montrer l'exemple. Et elle ne peut pas tous les endormir.
Comment se sortir de là ?
Il faut qu'elle se cache, et pas seulement. Qu'elle quitte le village, laisse sa mère et ses amis, et son apprentissage chez le docteur Meil. Les garçons si jolis aussi il faudra les laisser, sa famille, sa situation, sa carrière, son avenir, cacher même ses pouvoirs et marcher loin, loin, jusqu'à ce que la montagne du château disparaisse de l'horizon. Les larmes coulent ; elle enfle. Reprends-toi, ça ne te servira que plus tard.
Lentement, apeurée, essayant de contrôler ses tremblements, elle glisse un coup d'œil par la porte de l'antichambre. Elle ne croit pas son bonheur en la découvrant dépeuplée. Ils la prennent donc pour le messie en lui laissant un tel champ libre. C'est sa réputation qui la précède, réputation pourtant infondée, elle vient de le constater. Il ne reste que deux bonnes toujours à veiller, tombant de fatigue et d'inquiétude.
L'une, une petite brune, est occupée à broder pour se tenir alerte et ne remarque même pas la tête de Bana invitée dans l'entrebâillement. « Psst ! » fait-elle à l'autre, une matrone. Celle-ci sursaute, surprise en train de succomber au sommeil et se relève d'un bond. Bana ouvre la porte pour la laisser passer dans la chambre.
- Vous avez réussi à la sauver ? s'enquit-elle en s'approchant du lit, Bana sur les talons.
- Pour l'instant je n'ai pu qu'annuler le sort. Mais la repousse devrait durer toute la nuit, et j'aimerais que vous soyez près d'elle si elle se réveille.
Elle lui désigne du menton le fauteuil où se trouvait le châtelain quelques instants plus tôt, alors qu'il lui semble que des heures se sont écoulées.
- Oui je comprends, répond la servante en se laissant tomber avec soulagement dans le siège ventru. Cette dernière regarde les moignons avec pitié.
- Vous allez vraiment les faire repousser ? Cela paraît si incroyable.
- Oui tranquillisez-vous, elle a besoin de vous en pleine forme.
En prononçant ces mots, elle pose une main sur le front étonné mais confiant de la domestique. Après quelques secondes, la pauvre innocente s'affale complètement dans le fauteuil, la tête tombant sur le côté.
Une de moins. Justement, on frappe à la porte.
Bana se rapproche du panneau. Un filet de voix hésitant traverse la paroi.
- Vous avez besoin de moi maîtresse ?
- Oui entrez.
La petite bonne se glisse par la porte lestement, à la manière d'un félin. Ses yeux papillotant cherchent à effacer l'obscurité. Bana la saisit doucement par le poignet et l'amène de l'autre côté du lit, où elle remarque sa consœur endormie. Elle se fait l'effet d'être le diable.
- Je la laisse dormir pour l'instant, commente la magicienne. Pourriez-vous vous allonger aux côtés d'Aurora ? Ma magie agit plus vite en utilisant la chaleur humaine.
- Ah bon ? s'étonne la jeune fille.
- Oui, affirme Bana. Mais vous aurez un peu froid, allez donc sous les couvertures.
Elle essaie d'avoir l'air fermement convaincue et soulève l'édredon pour l'enjoindre à s'allonger. La mine renfrognée et boudeuse, la servante s'exécute à contrecœur. Bana rabat promptement les couvertures. Il va falloir ruser avec celle-ci.
- Vous n'êtes pas malade ? Quelle sotte, j'aurai dû demander avant.
Elle prend l'air sévère et appose sa main sur son front d'autorité. « Pourtant vous avez de la température. »
- Mais je ne me sens pas...
Elle n'achève pas sa phrase, endormie la bouche ouverte au milieu d'une phrase. Pas si compliqué. Ils me font trop confiance, décidément.
Bana reste presque une minute entière à écouter les respirations paisibles des trois femmes, puis tourne les talons et referme doucement la porte de la chambre. Elle traverse l'antichambre toujours déserte, comme le couloir, et revient par où elle est venue, cherchant des yeux la porte des domestiques.
Celle-ci est habilement dissimulée dans le mur, de sorte qu'il faut y passer la main pour la déceler. Elle s'y engouffre et jette un dernier coup d'œil dans le couloir. Mais elle n'entend rien, sinon les craquements et bruits d'eau qu'on trouve toujours dans une vieille maison. Plongée dans l'obscurité de l'escalier, elle regrette de n'avoir pas emporté une bougie.
La nuit est totale alors qu'elle descend les marches, les mains appuyées sur la paroi et mesurant ses pas. Obligée d'avancer avec tant de précaution, alors que les recherches pourraient commencer d'un instant à l'autre, son cœur bat à tout rompre. Elle devrait être capturée, vu son méfait.
Elle ne mérite pas son titre de magicienne si elle n'est pas à la hauteur de son orgueil, et l'exil est finalement tout ce qu'elle mérite. Les larmes coulent comme des rivières en même temps que la panique dans ses veines. Aussitôt ses jambes se font lourdes, elle sent ses chevilles se noyer dans la graisse et dans des petits bourrelets qui appesantissent sa fuite.
Au bas des marches, mais elle ne le voit pas, une porte s'ouvre en coup de vent, révélant l'arrivée de Bana au premier palier, ainsi que la figure effrayée d'une servante à la lumière d'une chandelle. Celle-ci reste plantée là, ne sachant que faire, et pendant un moment suspendu, elles se jaugent l'une l'autre, ne découvrant que la peur en face d'elles.
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L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...