Muggen regarde les sabots du percheron se décoller lentement du sol et fracasser la terre, et les volutes de poussière qui s'échappent à chaque pas. Il se tourne vers Nonoh, dont les cheveux se soulèvent et retombent au ralenti, sans comprendre.
L'air pèse sur sa poitrine, comme s'il était englué dans de la mélasse.
Autour de lui, il commence à reconnaître les bois sombres et humides et l'odeur piquante qui environnent le marécage de Bana. Il tire sur la bride du cheval pour le mener vers la gauche, sur un chemin indiqué par un gros rocher.
- Par quel miracle est-on revenu ici ? dit Nonoh. Je ne comprends pas.
Muggen ne répond pas. Il a l'intime conviction désormais que ces sauts dans l'espace sont provoqués par lui. Il se souvient avoir souhaité de toutes ses forces de retourner en sécurité chez Bana. Quant au village de ses parents, il espérait y retourner depuis plus d'un an. Mais plus maintenant.
Nonoh s'échappe de selle et marche à côté du jeune cavalier.
- J'espère qu'il n'est rien arrivé à Hero, murmure celui-ci, pris d'un étrange pressentiment.
Il se lance au triple galop, laissant Nonoh derrière lui. Après quelques branchages emmêlés, il débarque dans la vaste clairière qui abrite la chaumière de Bana et son marécage. Il abandonne le cheval près de la maison et se précipite vers la porte d'entrée, qu'il envoie presque se briser contre le mur. Mais il ne s'attendait pas à voir ça.
Hero est accroupi contre le mur de l'entrée qu'il frotte à l'aide d'une grosse brosse comme un forcené. La paroi a littéralement changé de couleur, parsemée en long et en large de stries, de taches et constellations sanguinaires. Le gardien de la maison lui, n'a aucune égratignure apparente et les joues fraîches et roses de la santé. Au sol, une tache s'étend autour de ce qui semble être la forme d'un homme. Mais où est-il, celui qui doit être probablement mort ?
Hero laisse tomber la brosse avec un sourire gêné.
- Déjà de retour ? Je ne t'ai pas entendu, je frottais comme un dément.
- Qui est mort ?
- Personne, mon enfant.
- Mais où est-il ?
- Qui ?
Après tout, Muggen n'est plus sûr de vouloir plus de détails sur le devenir de la personne dont le sang a éclaboussé et repeint le mur. Nonoh surgit derrière lui et se fige.
- Vous avez bien attaché mon canasson ? demande l'innocent.
La jeune fille opine du chef, la bouche ouverte.
- Ne restez pas là comme des carpes dans un petit bassin. Entrez, entrez et ne faites pas attention. Je vous dis que personne n'est mort.
Nonoh ne se le fait pas dire deux fois, et passe en coup de vent derrière Hero, vers le foyer et l'atelier de la magicienne. Tout a été remis en place sur les étagères, bocaux et récipients, et même la soupière en fonte, qui pend de nouveau à son esse au-dessus du feu.
- Où est notre belle maîtresse ?
Penaud, Muggen baisse la tête et avoue qu'ils se sont enfuis sur ses ordres alors que des chevaliers croisaient leur chemin. Il n'est pas sûr d'avoir reconnu l'emblème royal.
Nonoh remarque qu'on a ouvert sur la table un vieux grimoire racorni et noirci par les flammes. Elle le feuillette distraitement. Au bout de quelques pages, elle s'assoit sur le tabouret pour être plus confortable.
- Très bien, je vais la chercher. Restez ici et n'ouvrez à personne.
Il se tourne vers l'austère lectrice et s'aperçoit qu'elle est complètement absorbée par l'ouvrage qu'il avait délaissé sur la table.
- Tu sais lire, toi ?
Elle poursuit sa lecture sans mot dire, la mine seulement un peu plus renfrognée.
Sans trop se rapprocher, Hero lui glisse un conseil.
- J'ai offert ce grimoire à la dame de cette maison mais elle pense que ce ne sont que des sottises. Il vaudrait mieux qu'elle ne te voie pas en train de le lire. Disons que je te le donne, tu as l'air de savoir l'apprécier.
- Est-ce que je vais apprendre la magie ?
Le jeune homme blond est désarçonné d'entendre enfin Nonoh lui adresser la parole, et quelle parole. Une flamme brille maintenant avec force dans son regard et le met mal à l'aise.
- Si tu t'y appliques de toutes tes forces, peut-être. Le don de la magie est offert par la nature, et pour certaines raisons. S'il ne t'a pas été échu, il te faut l'arracher de son sein avec du sang et des larmes !
Il fait un grand geste et referme son poing dans le vide. Il hésite.
- Mais je ne sais pas si c'est une bonne chose pour toi.
D'instinct, Nonoh referme ses bras autour du livre, prête à partir avec en courant si Hero essaie de lui reprendre. Mais il hausse les épaules, leur dit au revoir, de faire attention, prend quelques carottes et rejoint son fidèle destrier.
Muggen s'allonge par terre, en plein milieu de la pièce, les bras en croix et le regard fixe. Nonoh reste immobile. Quand elle n'entend plus les sabots que de loin, elle se lève en serrant le grimoire contre son cœur et l'enveloppe dans sa vieille robe tachée de sang. Puis elle creuse un trou près du potager, à l'ombre d'un bosquet, et y place son précieux paquet qu'elle recouvre de feuilles et de brindilles.
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L'odeur de la cendre
FantasyLa magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...
