Arrivés sur le toit de la tour, seul le comte de Caban et quatre soldats les attendent. Ils sont abasourdis de voir deux jeunes gens les rejoindre.
- Où sont-ils ? demande Muggen.
Le seigneur s'avance et les jauge du bout de son nez plissé. Ils n'ont pas l'air d'avoir 15 ans et il devine à leur habillement qu'ils ne sont ni des paysans ni des gens de son comté. Le garçon arbore d'étranges cheveux gris et un coutelas dans son poing agressif. La fille est inhabituelle elle aussi.
- J'imagine que vous êtes leurs apprentis n'est-ce pas ? demande le comte. Vous arrivez trop tôt, on n'en est à peine qu'à l'exposition.
Il leur désigne la cour en contrebas. Nonoh jette un coup d'oeil et aperçoit Bana et Hero qu'on amène, les bras enchaînés dans le dos, pour les faire monter sur une estrade. Elle entend s'élever tout d'un coup les moqueries et les huées de la foule, portées par le vent.
- Et toi tu es la soeur parricide de mes nouveaux chevaliers ? demande t-il en se tournant vers la jeune fille aux yeux d'or.
- Mon père avait mérité une mort plus laide encore.
Muggen, surpris, questionne Nonoh du regard. Ses lèvres sont pincées et son visage fermé. Elle ne tremble pas mais la colère enfle dans tout son être.
- Les enfants sont la propriété de leurs parents, déclare un des soldats.
- Vous dites des balivernes, Baudru. Et pourtant, ce serait une punition bien plus cruelle de les priver de vous que de leur vie, ajoute le châtelain en pensant à voix haute.
Il fait un signe de tête vers eux. Ses gardes avancent vers les deux visiteurs.
- Jetez d'abord l'enfant du diable du haut de cette tour.
Muggen tend un bras devant Nonoh et disparaît et apparaît de part et d'autre du groupe des soldats pour les poignarder par surprise. Mais les gardes ont chacun la force de dix hommes et les coups qu'il fait pleuvoir en éclatant d'un endroit à autre du toit sont comme de petites piqûres sans conséquence, même lorsqu'il leur tranche dans le gras.
Il réussit à tuer un des hommes en enfonçant sa courte épée à travers sa gorge. Le garde, en tombant à genoux, lui jette un regard rempli d'incompréhension.
- Non !
Nonoh est en train d'être amenée, portée sous le bras et se débattant comme une folle furieuse, vers les créneaux. Sa peau se teinte d'un rouge incandescent. Muggen tire l'épée de l'homme mort d'un geste vif, juste avant qu'un autre garde n'ait pu l'atteindre dans le dos.
Il se transporte aux côtés de Nonoh et plante sa lame dans le flanc de son ravisseur. Celui-ci est un instant stupéfait puis sa bouche s'étire en un sourire carnassier. Il laisse tomber la fille par terre et attrape l'épée de ses deux mains gantées. Muggen tire dessus pour la récupérer mais son adversaire est fou et tenace.
Son sourire est de courte durée lorsqu'il s'embrase soudain comme une torche humaine. Stupéfait par l'attaque, le garçon aux cheveux gris reste planté là. Trop longtemps.
- Attention !
Sans qu'il l'ait vu venir, Muggen voit une épée lui sortir du ventre.
Tout s'arrête, les hurlements de Nonoh, le vent et les cris de la foule, les gardes essayant de le saisir, la boule de feu qui fend l'air pour enflammer son meurtrier.
Une réflexion stupide fait irruption dans le cerveau de l'apprenti magicien. Voilà ce qu'on appelle un moment suspendu. L'épée lui trouant le ventre lui vrille la tête, imperceptiblement d'abord, puis c'est comme un souvenir qui se fissure. Il voit le temps se figer, et le cri de Nonoh arriver vers lui au ralenti, et puis de plus en plus ralenti.
A mesure que toute la scène se met à trembler, ce n'est pas seulement l'épée qui semble animée d'une volonté propre mais toute la tour qui prend vie. Muggen a l'impression de faire partie d'une histoire et qu'une personne toute puissante est en train de secouer le livre. Le ciel est parcouru lui aussi d'un courant électrique. L'espace vibre tout entier.
Cette lame plantée à travers son corps ne fait pas si mal que ça à vrai dire. Pourquoi étaient-ils venus ici ? Il ne s'en souvient déjà plus.
Sous lui, la tour se dérobe. Ses genoux ploient à cause des pierres qui se fissurent et s'écartent les unes des autres. Muggen réalise seulement en voyant les dalles se détacher que le sol est réellement en train de fuir, et c'est tout le bâtiment qui va s'effondrer. Il le voit dans les yeux agrandis d'horreur des personnes autour de lui, tentant de se raccrocher aux créneaux. Pauvres idiots, il n'y a pas de porte de secours, nous allons tous tomber.
Nonoh le regarde, l'air paniqué, mais elle ne dit plus rien. Elle ne fait que fixer Muggen avec l'expression la plus triste qu'il ait jamais vue sur son visage.
Nonoh. C'est Nonoh qu'il est en train de laisser tomber. C'est Nonoh qu'il ne peut pas sauver. Il l'avait oubliée.
Elle s'accroche elle aussi aux créneaux lorsque les pierres au centre commencent à s'échapper dans le vide, et que la tour s'effondre sur elle-même, comme aspirée de l'intérieur par une force souterraine. C'est donc ça les tremblements qu'il ressentait. Un premier homme en armure lâche prise sous les secousses et est englouti dans la chute de pierres. Quelques secondes plus tard, ils sont tous entraînés dans le gouffre.
Muggen aurait voulu pouvoir dire quelques mots à Nonoh, mais elle est de l'autre côté, en train de le rejoindre dans la chute. Il se demande si le temps est suspendu pour tout le monde, car si cela venait de lui, alors il pourrait stopper cette ruine pour toujours.
Alors qu'il glisse et se rapproche de la jeune fille en tombant dans l'ouverture béante, il essaie d'attraper sa main. Mais elle est déjà plus bas, disparaissant dans le noir. Elle ne fait que le regarder, les bras tendus vers lui, et c'est tout ce qu'il peut voir d'elle avant d'être enveloppé dans la tempête blanche de poussière et de débris.
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L'odeur de la cendre
خيال (فانتازيا)La magicienne Bana a fui après une erreur de jeunesse qui a rendu infirme la fille du comte. Un jour, une vieille connaissance vient la trouver dans sa maison près du marécage. Hero est beau, mystérieux et il ne vient pas seul. Il lui confie un peti...