Un verre de liqueur

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Des bosquets de sauge dans la neige.

Hero saute à terre pour en cueillir les feuilles et les jette dans sa besace. Il parcourt la grand-route depuis bientôt cinq heures, sans croiser l'ombre d'une magicienne. Depuis son départ, il a pu récolter quantité de glands et même quelques pissenlits rescapés de la saison froide.

L'après-midi touche à sa fin et le jour commence à décliner, mais Hero est confiant, comme toujours. Il aime vagabonder dans ces paysages glacés. Et puis dans le prochain village, une charmante auberge l'attend où ils fabriquent une fameuse liqueur de prune.

Après une centaine de mètres, il aperçoit une forme sombre sous un arbre, qui se révèle être une grosse femme aux grands yeux noirs, vêtue seulement d'une vieille couverture nouée à la taille par une corde de fortune. Quelle idée de rester dans le froid dehors, loin de tout, avec la nuit qui tombe ?

Il s'approche pour discuter, et les traits de l'inconnue lui semblent tout d'un coup familiers.

- Bana ?

- C'est une autre, passe ton chemin.

Il se penche plus en avant et la dévisage.

- Vous êtes parente ?

La femme lève son lourd menton et ses yeux tristes vers le jeune homme, et pousse un long soupir.

- Bon... C'est moi.

- Ah ! Tu as bien forci en quelques jours dis-moi. Est-ce qu'on t'a torturée au gavage ?

- Tais-toi donc.

- Allez, passons ! Je t'invite à boire une petite fine si tu réussis à te hisser sur mon destrier.

Ils parviennent à la tombée de la nuit à l'entrée d'une petite auberge à la chaleur étouffante. Dans une salle de bas plafond, le feu de la cheminée crépitant illumine de son halo rouge les longues tables et les murs de pierre. Bientôt ils sont lovés dans un recoin sombre autour d'une petite bouteille poussiéreuse au contenu transparent et sirupeux. Bana flotte un peu dans sa couverture qui lui dénude une épaule.

Hero vide son verre de vieille prune sans grand entrain. Sa voisine de table se force à ingurgiter une grande lampée.

- Il semblerait que Muggen parvienne à devenir un grand magicien, après tout, dit-elle.

- Entends-tu par "après tout" mes prédictions erronées à l'aide d'un instrument dont la science me dépasse ?

- Ce n'est pas ainsi que je l'ai formulé.

La mine de Hero se rembrunit. Il coule un regard vers sa besace dans laquelle il transporte l'équerre en cuivre. Est-ce qu'il ne ferait pas mieux de confier cet instrument de malheur à quelqu'un qui maitrise son usage ? Sa vue l'horripile d'autant plus qu'il lui rappelle sa propriétaire. Chaque nuit qui passe aggrave sa culpabilité. Comment a t-il pu la voler et l'abandonner ainsi ?

Elle lui ressert un verre de liqueur de prune, qu'il vide d'un trait.

HERO

Un jour, il faudra que je leur parle d'Oda. Mais pas aujourd'hui, je ne suis pas prêt. Si seulement elle était encore là pour que je me jette à ses pieds et implore son pardon.

Bana lui jette un regard désapprobateur.

- Ce genre d'eau-de-vie se savoure, si je puis me permettre de faire la remarque.

- Pardon, une envie soudaine d'étourdir mes pensées...

- Et moi donc. Allez cul sec !

Elle descend son alcool d'un geste prompt, avant de faire la grimace et de se resservir.

- Je n'ai plus du tout froid maintenant.

- Où sont tes frusques d'ailleurs ?

- Attachés à ma taille sous cette vieille pelisse.

Ils restent un moment à regarder la table, Bana à faire tourner sa liqueur dans le verre.

- Tu avais meilleure humeur tout à l'heure.

- C'est la nuit. Elle rend mes pensées mélancoliques.

- Les enfants vont bien ?

- Ils sont entiers, et la mine fraîche. (Il réfléchit et hésite.) La fille que tu as recueillie, Nonoh...

- Et bien ?

- J'ai connu des gens comme elle. Des fous. Des meurtriers.

Bana balaie sa mise en garde d'un geste de la main, manquant de peu de perdre complètement son manteau de fortune.

- Mon maître m'a toujours dit que pour les maladies de l'esprit, il faut se montrer patient. Et je suis d'avis que, dans ma maison, tout le monde sait se défendre.

- Et aussi je crois que j'ai encore commis une imprudence.

- Laquelle ?

- Elle a vu le grimoire, et je lui ai donné. Je crois que je n'aurais pas dû.

Bana se ressert un verre, et en prend une longue gorgée. Elle s'affale contre le mur, les bras ballants.

- Tant pis. Je suis si fatiguée. Tant pis. Je n'ai que l'âge d'être leur grande soeur, et je ne suis qu'une apprentie moi aussi. Qu'est-ce qu'ils s'imaginent ?

Hero se rapproche d'elle sur le banc, et lui propose son épaule pour y reposer sa tête.

- Je resterai avec vous pour les surveiller.

Elle ferme les yeux, indolente, et s'affaisse sur le jeune homme.

L'odeur de la cendreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant