30 ~ Chaque chose en son temps

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Sourire. Dire "bonjour, que désirez-vous ?". Soumettre la commande. L'attendre. Laisser traîner ses oreilles. Récupérer la commande. L'apporter. Sourire. Laisser traîner ses oreilles. Faire demi-tour. Préparer une autre commande. Laisser traîner ses oreilles. Encaisser. Saluer. Nettoyer la table. Sourire. Dire... 

Voilà à quoi étaient rythmées les journées de Ruby Lucas. Monotone. Elle s'évertuait à les égayer en observant et en écoutant chaque client, à l'affût du moindre petit commérage. Peu importait si elle ne le répétait à personne. Ce qui comptait était d'en connaître un peu plus sur ces gens qui parfois, la côtoyaient chaque jour sans même la connaître. 
Mais aujourd'hui, tout était bien différent. Ses oreilles curieuses ne tentaient pas d'écouter ses clients et ses yeux affûtés n'essayaient pas de déterminer un quelconque comportement. Non, aujourd'hui, tous ses sens étaient tournés vers une seule personne : sa grand-mère. 

Alors qu'elle nettoyait une table de façon mécanique, elle observait, encore, sa grand-mère d'un œil suspicieux alors que celle-ci discutait avec son vieil ami. Des jours qu'elle observait son aînée, à la recherche d'un indice ou d'une ouverture pour lui parler. Chose peu commune pour la serveuse qui ne s'était pourtant jusque-là jamais encombrée de subtilités pour dire ce qu'elle avait sur le cœur. Avec Graham, elle n'avait eu aucun mal à lui poser des questions. Avec Granny, les choses étaient tout autres. Elle était incapable de formuler une phrase, une question claire dans son esprit sans être particulièrement gênée. Peut-être était-ce parce que l'on parlait de la femme qui ne l'avait jamais abandonnée... 

Fille d'Anita Lucas et de Wolfgang Trudeau, Ruby avait pourtant été élevée par sa grand-mère, sa Granny. Toujours soutenue par celle-ci, Ruby avait elle-même vouée une dévotion sans relâche à sa grand-mère. Alors voir le pilier de sa vie sous un regard bien moins flatteur troublait quelque peu la brune aux mèches rouges. Chaque fois qu'elle se mettait à fouiller à la recherche d'un élément discréditant, la honte s'emparait d'elle jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus fouiller. Mais elle avait besoin de réponses. 
Ruby n'avait d'ailleurs jamais pu rester sans celles-ci. Comme un besoin viscéral de comprendre les actes d'autrui et d'avoir des réponses à ses questions, la jeune fille s'était bien souvent retrouvée dans des situations plus qu'embarrassantes à cause de sa curiosité. Pourtant, encore une fois, elle avait toujours été défendue par sa Granny. 

Pour la forme, Granny la reprenait bien souvent. Sur sa tenue jugée indécente. Son manque de sérieux au travail. Son manque de politesse... Pour la forme, Ruby se contentait de soupirer et de lever les yeux au ciel de façon ostensible telle une adolescente agacée par tout ce que pouvait lui dire ses parents. En réalité, les deux femmes étaient bien plus proches qu'ils n'y paraissaient et pour rien au monde, elles ne s'abandonneraient. Voilà donc la raison pour laquelle Ruby échouait désespérément dans sa mission. 

Eugenia Lucas avait renié sa propre fille pour elle. 

Wolfgang Trudeau était un petit délinquant dont s'était amourachée, Anita, sous le regard désapprobateur de sa mère. Fou d'amour, ils avaient décidé de le concrétiser par un enfant. Quoi de plus beau que de créer un être descendant même de leur amour ? Évidemment, aveuglés par leurs sentiments et par leur jeunesse, ils n'avaient jamais imaginé toutes les responsabilités que nécessitait un enfant. 
Ils n'étaient certainement pas préparés, ni prêts, à abandonner leur vie de liberté et de jeunesse qu'ils s'imaginaient. Très vite, ils avaient donc abandonné l'éducation de leur fille au profit de leurs sorties et de leurs aventures. Ruby n'avait même pas encore un an, la première fois qu'elle fut laissée seule. Livrée à elle-même. Lorsque Granny avait appris cela, elle avait récupéré l'enfant chez elle, refusant de la laisser à nouveau à sa fille et à l'homme qu'elle détestait. Évidemment, persuadés que les mots de la vieille femme n'étaient faits que pour les reprendre parce qu'ils étaient jeunes, les deux parents avaient décrétés avoir raison et avaient décidé de couper les ponts avec la tenancière. Décidés à prouver qu'ils savaient s'occuper d'un enfant bien mieux que la marâtre, ils avaient fait un petit peu plus attention. À leur manière. Ils avaient donc fait en sorte de ne jamais sortir et laisser seul leur enfant plus de deux jours afin de s'occuper de leur progéniture. Malheureusement, ou heureusement pour Ruby, les heures d'abandons avaient conduit la petite fille à apprendre à se débrouiller seule. Alors, lorsque ses parents se rendirent compte que la jeune fille était parfaitement capable de vivre seule, à quatre ans, ils avaient décidé d'enfin reprendre complètement leur vie de liberté et de rebelles qu'ils avaient abandonnés pour elle. 

Par chance pour Ruby, Eugenia n'avait jamais abandonné l'idée de retrouver sa petite fille. Mettant de côté sa rancœur et son orgueil, elle s'était rendue jusqu'au taudis où vivait sa fille. Quelles ne furent pas sa surprise et sa fureur lorsque la porte s'ouvrit sur une fillette cinq ans aux cheveux hirsutes. Choquée, Eugenia était entrée et avait aidé la petite fille à se laver. Ruby, quant à elle, avait d'autant été plus surprise de découvrir qu'elle avait une grand-mère. Ravie d'apprendre qu'elle avait de la famille, la jeune fille avait abandonné toute méfiance pour rester avec son aînée. Sachant très bien que si elle semonçait les parents inconscients, ceux-ci partiraient pour de bon et Granny perdrait sa petite fille. Elle décida donc de ne rien dire, préférant avant tout se rapprocher d'un avocat afin de la récupérer. 
Chaque jour, donc, la tenancière débarquait dans ce bouge, pour s'occupait de la fillette et la sortir un peu de sa solitude. 

Jusqu'à ce qu'elle débarque et qu'elle ne la trouve en pleurs. Ruby lui avait annoncé qu'ils déménageaient puisque son père avait trouvé une excellente opportunité de travail. Par peur, Granny avait décidé de ne pas réfléchir plus longtemps en entendant la fillette lui annoncer vouloir vivre avec elle et elle l'avait pris. Sans attendre, elle s'était rendue au poste de police afin de porter plainte et sortir au plus vite la petite brune de cette prétendue famille. Grâce au shérif, Ruby n'était pas partie avec une assistante sociale, mais avec sa grand-mère. Sans grande surprise, il avait été parfaitement établi que l'enfant ne pouvait vivre plus longtemps avec ses géniteurs. D'autant plus qu'ils demeuraient introuvables. Ils perdirent donc la garde de leur enfant en un temps record, au profit de la matriarche. 

Quelques jours de bonheur sont passé jusqu'au retour fracassant des parents qui réclamaient la chair de leur chair. La violence dont avait fait preuve Wolfgang Trudeau ce jour-là, avait suffi à Granny à la conforter dans sa décision. Et si pendant plusieurs jours, elle avait reçu des menaces, tout s'était finalement arrêté et les parents avaient disparu. À nouveau. Pourtant, Granny n'avait pu s'empêcher de ressentir une profonde déception en observant l'abandon précipité des géniteurs pour récupérer leur enfant. 

Pendant deux ans, elles n'avaient donc plus entendu parler d'eux jusqu'à ce qu'Anita ne revienne et ne s'excuse honteusement du comportement qu'elle avait eu. Méfiante, mais profondément soulagée de retrouver sa fille perdue, Granny avait accepté de l'héberger sa fille afin d'être certaine que celle-ci avait changée. Et elle devait bien admettre qu'elle y avait cru. Si fort. Du moins, pendant un temps. Jusqu'à y voir un changement de comportement chez sa petite-fille qui semblait de plus en plus angoissée. 
En effet, sans relâche, elle subissait les pressions et les réprimandes de sa mère pour la faire revenir auprès d'elle. Trop coincée. Pas à sa place. Ingrate... Sa mère n'était en réalité revenue que par vengeance. Sa propre mère lui avait pris sa fille, alors elle la voulait. En réalité, Anita n'avait jamais changé. Elle avait simplement appris à mieux manipuler son monde et ça, Granny s'en était rendu compte trop tard.

Alors qu'elle rentrait du restaurant, elle avait retrouvé Ruby malade. Si fiévreuse que, dans la panique, elle avait conduit jusqu'à l'hôpital. Fort heureusement à l'annonce du diagnostique. Ruby faisait une overdose. La petite fille avait souhaité faire un gâteau et avait confondu les substances illicites de sa mère pour des ingrédients qu'elle s'était amusée à picorer. 

À leur retour de l'hôpital, Ruby n'avait sûrement jamais vu sa Grand-mère dans une si grande rage. Assise au milieu de l'escalier, elle avait écouté Eugenia et Anita se disputer pendant ce qu'il lui sembla être des heures. Mortifiée à l'idée d'être à l'origine de cette guerre familiale, Ruby avait été incapable de bouger pour ordonner un cesser le feu. Tout ce qu'elle avait pu faire était d'écouter et d'observer quelques mouvements à travers le miroir accrocher à l'entrée, tandis que son visage était buriné par les larmes. Finalement, elle avait vu sa grand-mère balancer trois sacs dehors puis attraper le col de sa fille et l'envoyer rejoindre ses bagages en prononçant ces mots qui scelleraient leur avenir à tous.

-Tu n'es plus ma fille. Tu n'es plus rien pour nous alors ne t'avises jamais de remettre un seul pied dans cette ville. 

C'est en claquant la porte et en s'appuyant contre celle-ci que Granny avait enfin aperçu la brunette en pleurs. S'empressant de la rejoindre, la vieille femme l'avait serrée aussi fort qu'elle avait pu, comme pour absorber toute la peine de la fillette. 

Et jamais la grand-mère et la petite-fille ne s'étaient séparées. Soudées, fusionnelles, elles avaient toujours tout vaincu ensemble. 

Mais voilà que, pour la première fois, il semblait qu'elle soit dans le camp opposé, et cela, Ruby n'arrivait décidément pas à s'y résoudre. 

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