37. Isabel ou même les grandes gueules ont le droit de pleurer

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« Alors ? » demanda Isabel dès que sa mère eut poussé la porte d'entrée.

Elle avait passé l'après-midi à se ronger les sangs. Alban et Theophilius étaient allés au procès de Grace, mais le jeune homme n'avait pas voulu qu'Isabel l'accompagnât. Elle s'était inclinée, mais avait bien regretté. Elle voulait savoir !

Eugenia soupira, prit le temps de refermer la porte et de poser son sac sur le meuble de l'entrée.

« Trois mois de réclusion, six de sursis, dit-elle laconiquement en se dirigeant vers le salon, sa fille à ses trousses. Elle ne s'en sort pas trop mal.

-Et tu as pu parler à Theophilius ? A Alban ? Comment ils vont ?

-Mal, comment est-ce qu'ils pourraient aller bien ? Leur mère va bientôt mourir et n'est plus suffisamment consciente pour comprendre que sa fille a été arrêtée ...

-Mais tu leur as parlé ?

-Oui, bien sûr. Theophilius tient le choc, tant bien que mal. Il a dit que c'était ainsi, qu'on avait fait le maximum. Tu veux bien me laisser, maintenant ? »

Isabel ne protesta même pas, trop ébranlée par la dernière phrase d'Eugenia. Elle monta les marches jusqu'à l'étage, mécaniquement, et tomba sur son père dans le couloir.

« Ta mère est rentrée ? demanda Stan.

-Ouais, elle est en bas.

-Pauvre, pauvre Grace, soupira Stan, pâle comme la mort. Elle ne méritait pas cela ... c'est terrible de voir des jeunes basculer comme cela ... on les voit de loin, d'abord c'est quelque chose qui semble insignifiant, mais ensuite ... »

Isabel était sous le choc mais pas suffisamment pour que les mots de son père ne lui mettent pas la puce à l'oreille.

« Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle avec un mauvais pressentiment.

-Il y a quelques semaines, Grace est venue dans mon hôtel, une nuit, avoua Stanley – il était gardien de nuit dans un hôtel du Chemin de Traverse.

-Et qu'est-ce qu'il s'est passé ? le pressa Isabel.

-Elle était avec un garçon, ils étaient collés l'un à l'autre ... bon, tu sais, ce genre de choses, ça ne me concerne pas, elle est adulte, elle fait ce qu'elle veut ...

-Qu'est-ce qu'il s'est passé ? répéta sa fille, au bord de l'implosion.

-Mais après, le garçon est redescendu ... Il a dit qu'il ne la connaissait pas, qu'il l'avait trouvée complétement soûle dans un bar, qu'elle s'était accrochée à lui ... Il s'inquiétait pour elle, il voulait juste qu'on vérifie le lendemain qu'elle sortait bien de sa chambre. Mais le lendemain, elle est sortie, et elle avait l'air normale.

-Et c'est tout ? hurla Isabel.

-Eh bien oui, répliqua son père. Qu'est-ce que tu voulais qu'il se passe d'autre ?

-Mais que tu fasses quelque chose ! C'est pas possible ! Tu croises la fille de tes voisins, que tu connais depuis toute petite, dans ton hôtel, elle s'est bourré la gueule alors que c'est clairement pas son style, tu vois qu'elle va pas bien et tu sais que sa mère est gravement malade, et tu fais rien ?

-Mais qu'est-ce que tu voulais que je fasse ? Elle est adulte ...

-Comme si les adultes étaient incassables ! T'aurais pu t'inquiéter pour elle, aller la voir, en parler à son père, t'aurais pu faire quelque chose ! »

Elle hurla tellement fort que sa voix se brisa dans les aigus. N'y tenant plus, elle planta là son père qui demeura au milieu du couloir, les bras ballants, dépassé par les événements. Elle fonça dans sa chambre, en claquant la porte tellement fort que le miroir, accroché au mur, poussa un cri de protestation.

« Hé ! Tu pourrais faire attention !

-Je m'en fiche ! hurla Isabel. Je n'en ai rien à cirer ! Va te faire foutre, allez vous faire foutre, allez tous vous faire foutre ! »

Elle saisit son oreiller et le jeta de toutes ses forces contre le mur d'en face. Puis elle donna un coup de pied dans le mur, un autre dans son lit, et un troisième, un quatrième, jusqu'à ce que son pied la fît trop souffrir. Elle explosait de rage et de tristesse, Isabel, Isabel qui était toujours maîtresse d'elle-même, qui calculait tout, prévoyait tout, planifiait tout. Elle termina roulée en boule au pied de son lit, secouée de sanglots.

Angat le Diricawl surgit alors de nulle part, s'approcha avec précaution de sa maîtresse et la poussa du bec, doucement. Mais elle le repoussa, et il se carapata aussitôt. Isabel laissa échapper un sanglot sec, sans larmes. Même lui se carapatait.

« Qu'est-ce qui t'arrive, encore ? demanda prudemment son reflet dans le miroir lorsque la tempête sembla calmée.

-Rien ne va, répondit Isabel d'une voix étouffée.

-Allons, lança le miroir en inspectant ses ongles, tu exagères. La situation peut toujours être pire, ne l'oublie jamais. Tu pourrais être à la rue, tes parents pourraient perdre leur emploi et vous condamner à la pauvreté, l'un des membres de ta famille pourrait mourir ... »

Isabel frissonna. Non, elle avait beau se disputer régulièrement avec ses parents, l'idée de leur mort l'horrifiait, tout comme celle de n'importe quel membre de sa famille – sauf de sa grand-mère, tiens. Elle ferma les yeux et fut secouée d'un rire jaune. Effectivement, si on suivait le point de vue du miroir, on n'avait pas touché le fond. Elle devenait cynique.

Mais elle n'était pas cynique, elle ! Ce n'était pas son caractère. C'était le rôle du miroir, d'Alban, de sa grand-mère. Pas le sien. Elle, elle était volontaire – d'accord, tête brûlée – mais elle ne renonçait jamais. Elle se tourna vers son reflet dans le miroir, qui fronça les sourcils.

« Tu as raison », dit-elle en se redressant brusquement.

Elle essuya ses larmes d'un geste de la main et fit craquer ses doigts. Elle respirait fort et ses yeux brillaient.

« J'ai toujours raison, répondit le miroir, un peu inquiet, mais tu penses à quoi en particulier ?

-Il ne faut pas se laisser abattre, répliqua Isabel avec force. Il ne faut pas se laisser abattre ! répéta-t-elle en criant.

-J'ai saisi ! fit remarquer le miroir en haussant le ton à son tour.

-Je refuse d'abandonner ! poursuivit Isabel en criant de plus en plus fort. Et je refuse que les autres abandonnent ! Tu entends ? Je refuse que quiconque abandonne ! Les petits, les paumés, les bons à rien, on a tous une raison d'être ! Alors je vais aller les voir, moi ! Je vais aller les voir, tous, Alban, Lloyd, Henry, Grace ! Je vais aller les voir, je vais les secouer jusqu'à ce qu'on atteigne notre but !

-Je t'entends très bien ! » hurla le miroir.

Isabel éclata de rire et se tourna vers lui. Elle avait vraiment l'air démente, à ce moment-là. Puis elle déclara d'un ton solennel :

« Merci, miroir. Pour une fois, tu n'as pas été relou.

-De rien, railla le miroir. Mais tu sais ... »

Mais Isabel sortait déjà de la chambre d'un pas de conquérant. Le miroir termina seul, fataliste :

« ... refuser d'abandonner, c'est comme vouloirempêcher la pluie de tomber ! Une perte de temps et d'énergie ! »

Les Porte-à-fauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant