30. Grace ou trop d'un coup

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C'était trop tard, maintenant. Trop tard pour réaliser l'ampleur du piège dans laquelle Grace avait plongé tête la première, trop tard pour se rendre compte qu'effectivement, elle s'était attaqué à quelque chose de bien trop gros pour elle, trop tard pour prendre conscience du fait qu'elle n'était qu'une pauvre cloche trop naïve et idéaliste ... trop tard, trop tard, trop tard. Et Grace se dit qu'elle n'avait jamais été autant dans la merde de toute sa vie.

Glacée, elle relut encore une fois la lettre qu'elle venait de recevoir, comme si elle avait pu se tromper sur le sens des mots qui s'étalaient comme des griffures sur le parchemin :

Je vois que j'ai eu tort de te faire confiance. Très bien. Le vol est à tes risques et dépends. Tu as trois jours pour rendre les objets, ou pour les rembourser : 536 Gallions. Fais ton choix.

Trois jours.

Les deux derniers mots étaient soulignés d'un unique trait, tracé d'un seul coup de plume. Au moins, ça avait le mérite d'être clair. Mais bon sang, Grace n'avait rien volé ! Elle avait mis du temps à comprendre, éberluée et persuadée qu'il y avait erreur. Mais les trafiquants ne faisaient pas d'erreurs. Ils savaient toujours où tirer, et à qui faire des reproches. Grace avait fini par deviner, le cœur serré devant sa propre bêtise, que la femme blonde à qui elle avait un peu trop précipitamment remis sa cargaison n'était pas la destinataire.

Maintenant qu'elle y repensait, la sorcière avait été très habile. Elle avait peu parlé, avait laissé Grace s'exprimer et lui livrer peu à peu les informations qu'elle désirait. Ses phrases étaient courtes et vagues, on pouvait leur donner le sens que l'on voulait et Grace était tombée dans le panneau comme la dinde qu'elle était.

A présent, elle se demandait avec angoisse ce qui allait se passer. Il fallait qu'elle réponde immédiatement à l'homme pour lui expliquer sa méprise, en croisant les doigts pour que cela serve à quelque chose. Mais ce qui préoccupait Grace était surtout de savoir qui était cette sorcière qui l'avait si aisément manipulée. D'où venait-elle, pourquoi s'était-elle intéressée à elle ? La jeune femme avait des sueurs froides rien qu'en imaginant la réponse.

« Grace ! » l'appela soudain une voix d'en bas.

Elle sursauta si violemment qu'elle déchira la lettre qu'elle tenait toujours entre ses doigts serrés. Dès que le contact entre ses doigts et le parchemin fut rompu, celui-ci s'enflamma, et bientôt même les cendres avaient disparu. Grace n'avait cependant pas besoin du texte écrit pour voir les mots danser devant ses yeux. Chaque lettre, chaque courbure, chaque bavure d'encre était gravée au fer rouge dans sa mémoire.

« Grace ! Viens dîner ! »

Dîner. Repas en famille. Grace était à des années-lumière de cela. La routine et la vie de tous les jours, les événements aussi basiques que celui de passer à table lui semblaient si lointains qu'elle en avait presque oublié leur existence. Mais il fallait qu'elle se force. Elle avait fait tout cela pour assurer la tranquillité de Theophilius qui n'avait vraiment pas besoin d'autres soucis en ce moment, et pour préserver ce qui restait de l'enfance d'Alban. Pas question d'arrêter maintenant.

« J'arrive, cria-t-elle. Un instant. »

Elle attrapa une plume, un parchemin, et griffonna rapidement une lettre pour l'homme, dont elle ne connaissait toujours pas le nom. Le trafiquant, c'était encore le meilleur moyen de le désigner. Il n'était rien d'autre que ça. Un trafiquant et un beau parleur. Et elle, une petite oie stupide.

Lorsqu'elle descendit dans la salle à manger, Theophilius et Alban étaient déjà assis. Elle prit place à côté d'eux et son père lui servit une portion de viande et de pommes de terre. Les aliments avaient un goût de carton dans la bouche de la jeune femme. Pendant toute la durée du repas, Grace fut uniquement concentrée sur la nourriture, qu'elle se forçait à mastiquer et à avaler comme s'il s'agissait des mets les plus exquis. Elle n'écouta pas vraiment la conversation, qui fut de toute façon assez morne. Alban était aussi bavard que sa sœur et toutes les discussions se résumèrent à des monologues laborieux de Theophilius, parfois ponctués de monosyllabes de l'un de ses enfants.

Les Porte-à-fauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant