24. Henry ou le temps d'orage

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Henry tapota la tête de la pouliche d'un air satisfait. Elle s'était bien récupérée, la petite, son aile était presque guérie et elle gambadait dans son pré avec énergie. Henry espérait simplement que sa chute ne l'avait pas traumatisée et qu'elle accepte d'apprendre à voler, mais ce n'était pas gagné. La pouliche refusait obstinément de suivre les autres jeunes dans leurs jeux, et restait fermement campée sur terre quitte à rester seule.

« T'es une petite têtue, toi, grommela-t-il. Mais tu vas voir. C'est pas avec moi que ça va passer, le je-refuse-de-voler. »

La pouliche cligna des yeux d'un air surpris, presque outré, mais Henry ne se laissa pas avoir. Il en avait maté des plus dures qu'elle, elle n'avait qu'à bien se tenir.

Le vieil éleveur sortit de l'écurie et s'arrêta un instant sur le seuil pour contempler son domaine. Il faisait gris, ce matin-là. Le soleil refusait de sortir de son abri de nuages, et il faisait froid. L'atmosphère était lourde, comme s'il allait bientôt se mettre à pleuvoir. Il était encore assez tôt, mais on s'activait déjà. A quelques mètres, Della et la stagiaire sellaient une dizaine de chevaux dans le silence le plus absolu, en s'ignorant superbement.

Henry soupira. Dire que les deux filles étaient en froid était un bel euphémisme. Della détestait cordialement la stagiaire, qui le lui rendait bien mais n'avait pas, contrairement à la monitrice, suffisamment de légitimité au domaine pour pouvoir lui rendre toutes ses méchancetés. Cela dit, ce n'était apparemment pas l'envie qui lui manquait, c'est inscrit sur son visage. Henry soupira encore. Et en plus, on était mercredi.

« Bon, gamin, on s'y met, grogna-t-il en se laissant tomber sur une chaise, devant son bureau. Les comptes. »

Lloyd fixait le parchemin étendu devant lui d'un regard vide, la bouche légèrement entrouverte. Il n'avait pas réagi quand son patron était entré dans le secrétariat, ni même lorsque celui-ci lui avait parlé.

« Gamin ! » aboya Henry.

Lloyd sursauta. Il leva les yeux vers Henry, qui constata avec surprise que l'habituelle étincelle qui brillait dans les yeux si noirs du jeune homme semblait éteinte.

« T'as quoi, toi ? »

Lloyd mit du temps à répondre. Ses yeux étaient tournés vers la fenêtre et le ciel où s'accumulaient les nuages noirs.

« Vous savez ... finit-il par dire avec un vague geste de la main. J'aimerais bien ne pas être celui que je suis, parfois. »

Henry se leva sans rien dire et attrapa une pile de papiers qu'il se mit à trier sans délicatesse.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? » lui demanda son assistant, surpris.

Henry ne fut pas plus bavard et n'eut aucun geste indiquant qu'il l'avait entendu.

« Henry ! s'exclama Lloyd. Qu'est-ce que j'ai dit ?

-Qu'est-ce que t'as dit ? lança Henry d'une voix sourde. Tu veux savoir ce que t'as dit ? »

Lloyd resta silencieux, attendant que l'orage se déchaînât. Henry posa brutalement ses papiers sur la table, faisant trembler le meuble, et s'exclama :

« Tu chouines, voilà ce que t'as dit. Tu te souviens, la première fois que tu es entré dans ce bureau ? Quand tu m'as tout raconté ? T'as pleuré, t'as pleuré comme un gosse de deux ans qui a perdu son doudou, et je t'ai dit que t'avais le droit de pleurer, mais qu'une seule fois, parce que la vie était injuste et qu'il fallait s'endurcir. Tu t'en souviens ? »

Cette fois, ce fut au tour de Lloyd de ne pas répondre. Henry se leva et lui tourna le dos pour se mettre à fourrager dans les étagères.

« Alors arrête de chialer, crétin de gosse. Arrête de chialer et sois fort. Tu pourras jamais être heureux, sinon. »

Un grand bruit lui fit tourner la tête. Lloyd s'était levé lui aussi, si vite que sa chaise était tombée en arrière. Son visage s'était figé en une espèce de rictus qu'Henry ne lui avait jamais vu.

« Ça suffit ! » s'écria-t-il.

Henry fut tellement surpris que le toujours calme et souriant Lloyd se mette à crier qu'il ne trouva rien à répondre.

« Ça suffit ! répéta le jeune homme. Vous vous mentez à vous-même, vous mentez aux autres, et pire, vous voulez que les autres s'enferment dans leurs mensonges à leur tour ! Vous pensez que c'est comme ça qu'on peut être heureux ? Eh bien, je vous le donne en mille, non ! On ne peut pas être heureux en mentant ! Ça nous bouffe de l'intérieur, ça nous dévore, ça nous empêche d'aimer vraiment. Regardez-vous ! Vous croyez vraiment que vous êtes heureux, à enterrer vos secrets sous des mètres de silence, à ne jamais chercher à connaître qui sont vraiment les gens qui vous entourent ? »

Lloyd allait pour continuer mais Henry le coupa d'une voix mauvaise :

« Tu peux parler, toi. Avant de donner des leçons sur la vie et les mensonges, rappelle-moi, à combien de personnes t'as tout raconté ? »

Le visage de Lloyd se ferma et une tristesse sans nom s'empara de ses traits. Henry retint à grand-peine l'impulsion qui l'emmenait vers lui.

« Justement, dit Lloyd de son habituelle voix douce. C'est parce que je sais à quel point les mensonges faussent les relations, faussent le cœur d'une personne, que je me permets de vous dire ça. Faites-en ce que vous voulez ... je sais très bien que ça ne changera rien.

-Tais-toi.

-Toujours plus de silence, hein ? On s'en sortira jamais ... Mais un jour, un jour, ça va éclater.

-C'est là que tu te trompes. T'as pas assez vécu. Il y a des choses qu'on emportera dans la tombe.

-Et vous pensez que c'est une bonne chose ? »

Henry le foudroya du regard. Lloyd éclata d'un rire sans joie.

« C'est ça, cachez-vous derrière vos regards noirs et vos tons secs ... vous croyez tromper qui, là ? Pas moi en tout cas. Je vais vous dire, je pense que le seul que vous trompez, c'est vous-même. Tous les autres se rendent compte, ils ne veulent simplement pas creuser. Della aime trop que les choses ne changent pas, Elliott et Nath ont peur de vous ... mais il y en a une qui en sait bien plus long que vous en matière de mensonges, et c'est Isabel. Ne jouez pas au plus malin avec elle.

-Quoi, qu'est-ce qu'elle a, la môme ? » demanda Henry, la curiosité faisant oublier la colère.

Lloyd haussa les épaules.

« Rien ... après tout, c'est mieux quand on cache les choses, n'est-ce pas ? »

Il jeta un dernier regard à Henry et sortit sans se retourner. Celui-ci le suivit des yeux sans bouger, puis sa bouche se mit en mouvement toute seule.

« Gamin ! l'appela-t-il. Gamin ! Reviens ! »

Mais la porte du secrétariat claqua, avec un bruit sinistre qui fut amplifié aux oreilles d'Henry.

« Gamin ... murmura-t-il. Moi aussi, j'aimerais bien ne pas être celui que je suis ... »

L'orage éclata, et en un instant la cour futtrempée, tandis que des éclairs zébraient le ciel qui déversait toute la peinedu monde sous forme de litres d'eau qui s'écrasaient au sol.

Les Porte-à-fauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant