Henry apprit par Lloyd qui l'avait appris par Alban que la grand-mère d'Isabel était décédée pendant la nuit. Elle ne s'était jamais réveillée du coma provoqué par la surdose de Souvenin. Il eut un coup au cœur en se rendant compte que la vieille dame souffrait du même mal que sa fille, et retint à peine un soupir en pensant à elle. La mort, dans ces moments-là, n'était douloureuse que pour ceux qui restaient. La vieille Isabel devait être enfin en paix, libérée du poids de ses souvenirs.
Il quitta son immuable bleu de travail, qui n'avait de cette couleur plus que le nom, et enfila une chemise et une veste sombre. Il vissa sur sa tête une casquette grise et mit ses meilleures chaussures. Puis, après avoir demandé l'adresse à son assistant, il transplana.
Il se matérialisa dans une forêt illuminée par le soleil de la fin d'été. Tout était silencieux. Il se trouvait sur un sentier, qu'il suivit pendant à peine cinq minutes, avant de se retrouver devant deux petites maisons semblables, des cottages à l'anglaise. Il s'approcha de la première et lut « Ingham » sur la boîte aux lettres. C'était l'autre.
On mit un certain temps à lui ouvrir lorsqu'il sonna. Finalement, une jeune fille rousse vint lui ouvrir. Elle avait des poches grises sous les yeux.
« Excusez-nous, ce n'est pas vraiment un bon jour pour nous ... Que puis-je faire pour vous ?
-J'ai appris pour votre grand-mère, je suis venu vous présenter mes condoléances. »
Elle le regarda d'un air étonné, sourcils froncés.
« Vous connaissiez ma grand-mère ?
-Pas vraiment. Je suis le propriétaire du ranch où travaille Isabel.
-Isabel, ma sœur ? »
Henry acquiesça. La jeune fille hocha la tête.
« Je vais aller la chercher. »
Quelques minutes plus tard, Isabel apparaissait sur le perron. A l'inverse de sa sœur, elle n'avait pas l'air triste, simplement ... assommée. Comme si elle n'avait pas réussi à assimiler la nouvelle. Elle eut l'air un peu gêné de voir Henry et détourna le regard. Celui-ci se demanda s'il avait bien fait de venir, finalement, mais elle prit les devants.
« Vous voulez aller marchez un peu ? » proposa-t-elle.
Henry accepta d'un signe de tête. Ils marchèrent un petit moment en silence dans la forêt. Les feuilles jaunissaient, bientôt elles seraient rouges. Henry reconnut des hêtres et des chênes.
« Je suis désolé, pour ta grand-mère », finit-il par dire.
Isabel haussa les épaules.
« Elle était âgée, elle n'a jamais vraiment aimé l'Angleterre, je pense qu'elle est mieux là où elle est. Mais c'est vrai qu'il y a de meilleures façons de partir. »
Henry remarqua qu'elle disait « partir » et non « mourir ».
« C'est le Souvenin, n'est-ce pas ? demanda-t-il, tout en sachant pertinemment la réponse.
-Ouais, lâcha Isabel. Vous connaissez ? »
Henry ne remarqua pas le petit regard en coin qu'elle lui dédia.
« Il faut que je te raconte quelque chose », lança-t-il soudain, comme si une digue s'était brisée en lui.
Isabel s'arrêta et le dévisagea, sourcils froncés.
« J'ai eu une fille, il y a très longtemps, commença-t-il tout de go. Mais elle est devenue comme ta grand-mère, très jeune.
-Comme ma grand-mère ? C'est-à-dire qu'elle prenait du Souvenin ? »
Henry hocha la tête pour seule réponse. Il ne voulait pas en dire plus. Il sentait qu'il devait la vérité à Isabel, mais Isabel n'était pas Lloyd.
La jeune fille baissa les yeux pour demander dans un souffle :
« Est-ce qu'elle en est ...
-Non, dit Henry. Non, mais parfois il y a des choses qui sont pires que la mort. Elle est devenue un vrai légume, elle parle plus, elle voit plus, elle reconnaît plus les gens.
-Elle ne vous reconnaît plus », murmura Isabel.
Henry haussa les épaules.
« Je suis vraiment désolée », souffla-t-elle, et le vieil éleveur de chevaux sentit une sincérité inhabituelle chez elle poindre dans sa voix.
Il s'ébroua.
« Bon, gamine, c'est pas la peine d'en faire des caisses non plus. Voilà, c'est dit, on va pas en parler pendant des lustres non plus sinon on va tous se mettre à chialer. Allez. »
Isabel hocha la tête très sérieusement. Message reçu cinq sur cinq.
« Tout ce que je voulais te dire, reprit-il plus calmement, c'est que je connais le Souvenin, que je sais ce que tu traverses.
-Oh, c'est pas tellement moi qui traverses le plus de choses, le corrigea Isabel. C'est ma mère, elle était très proche de sa mère à elle, même si elles ne se parlaient quasiment pas.
-Elles étaient très proches mais elles se parlaient pas ?
-Oui, c'est un peu bizarre, dit comme ça, mais c'est ça. Elles sont venues ensemble en Angleterre, vous savez.
-Ah oui, elles venaient d'Espagne, c'est ça ? »
Isabel acquiesça.
« Ma mère est née en 1930. Quand elle était toute petite, il y a eu une guerre civile, assez violente, en Espagne. Même quand elle s'est terminée, la vie n'était pas toujours rose, là-bas. Mais ma mère et ma grand-mère sont parties après, quand ma mère avait dix-sept ou dix-huit ans. Je ne sais pas exactement pourquoi elles sont parties, on n'en parle jamais. Je sais juste que c'est ma mère qui a poussé ma grand-mère à partir. Elle, elle n'en parle pas non plus, mais je pense qu'elle n'a jamais voulu quitter l'Espagne. En tout cas, elle ne s'est jamais habituée à l'Angleterre, ni à sa nouvelle vie. Elle n'aime pas mon père, elle n'aime pas ses petits-enfants ... Enfin, elle ne nous aimait pas. »
Elle soupira.
« J'espère pour elle qu'elle est mieux là où elle est. Je peux pas dire que j'étais proche d'elle, mais c'était quand même ma grand-mère.
-Tu ne sais pas ce que tu ressens, quoi. »
Isabel haussa les épaules.
« Plus ou moins ... Elle était dure à vivre, je pense qu'elle ne m'aimait pas parce que je suis une Cracmol, mais c'est ma grand-mère. Je porte son prénom. »
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Les Porte-à-faux
FanfictionLa lettre qu'ouvrit Henry Eldridge par un innocent matin de juillet semblable à mille autres, ne le prévenait décidément pas de ce qui allait suivre. Le vieux sorcier de cinquante-cinq ans, éleveur de chevaux magiques, rencontre Isabel, dix-sept ans...