Il bruinait sans discontinuer sur le domaine A tire-d'aile. Cela durait depuis plusieurs jours, depuis très exactement la soirée barbecue qu'avaient organisée les employés. C'était une pluie fine et froide, mais légère, loin des orages et tornades qui pouvaient s'abattre sur le domaine. Comme si le temps était lui-même trop déprimé pour avoir la force de produire une bonne grosse tempête.
Lorsqu'Henry entra dans l'écurie ce matin-là, les Ethonans renâclèrent et se mirent à geindre, sensibles à son humeur. Le vieux gérant avança jusqu'à la stalle du fond, jusqu'à la petite pouliche qui s'était blessé l'aile et qu'il rééduquait avec patience. Elle avait bien grandi, et sa le bleu foncé de sa robe avait presque tourné au brun, à présent.
Henry fit sortir les autres Ethonans, qui s'élancèrent gaiement vers le ciel, se perchant sur les cimes des plus hauts arbres. Puis il passa une longe à la pouliche et l'emmena vers le champ d'entraînement, loin d'Elliott qui animait un stage.
« T'es presque au point, toi », fit-il remarquer à la pouliche.
Celle-ci hennit, comme pour manifester son approbation. Henry la fit décoller, tournoyer plusieurs fois, plonger en piqué, se redresser juste avant de toucher terre, voler en ligne droite, faire du sur-place. Elle réussit à merveille tous les exercices, puis vint se poser poliment à côté de son maître, comme si elle attendait quelque chose.
Henry savait parfaitement ce qu'elle voulait, et il devait admettre qu'elle avait raison : il ne pouvait plus la garder à l'écart des autres chevaux. Il n'y avait plus de raison valable à cela, elle devait rejoindre son troupeau.
« Tu vas me manquer, tu sais », murmura-t-il en détachant la longe.
Elle lui donna un petit coup de tête affectueux.
« Oui, je sais, tu pars pas loin, reconnut Henry, la gorge nouée. Tu restes au domaine. Mais ce sera plus pareil. Tu iras avec les autres, on ne sera plus tous les deux tout seuls. »
Ils échangèrent un long regard, un regard comme seul Henry pouvait en échanger avec des chevaux. Puis la pouliche eut un dernier petit hennissement pour son maître, et elle s'en fut à petits coups d'ailes rejoindre le reste du troupeau qu'on apercevait au loin. Rejoindre sa famille.
Ce fut une décharge électrique.
Henry aussi devait rejoindre sa famille.
Il ne ramassa même pas la longe qu'il laissa traîner dans l'herbe, lui d'ordinaire si maniaque, et courut jusqu'au secrétariat. Il le trouva là, assis au bureau, celui qui n'était pas seulement son assistant, mais son fils de cœur, sa famille, cette famille qu'il regrettait tant et qui était pourtant à portée de main.
Lloyd leva les yeux vers le gérant et arqua un sourcil. Henry ne lui laissa pas le temps de parler. Les mots jaillirent de sa bouche comme un torrent.
« Il y a exactement trente-quatre ans, ma fille est née. C'était un accident, on avait à peine vingt ans, et sa mère a pas voulu d'elle. Mais moi je m'en fichais, tu sais ? J'ai jamais trop eu de famille, j'ai grandi seul avec ma mère, sans frère et sœur, alors ce petit bébé, c'était un cadeau du ciel. »
Et puis, la première fois qu'il l'avait vue, cette minuscule petite fille aux immenses yeux bleus, avec une touffe déjà épaisse sur le crâne, il était tombé amoureux. Directement, sans préavis. Elle dormait dans un couffin, elle pesait à peine trois kilos et disparaissait sous les couvertures blanches, mais Henry ne voyait qu'elle.
« C'est moi qui m'en suis occupé. Sa mère a rien voulu savoir et je l'ai jamais revue. Au début, ma mère à moi m'aidait, mais elle est morte deux ou trois ans après. On vivait simplement, j'avais un petit poste dans une entreprise de vente de balais, mais qu'est-ce qu'on était heureux. Elle était tout pour moi. J'ai toujours été là, pour elle, elle était mon cœur et mon âme. »
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Les Porte-à-faux
FanfictionLa lettre qu'ouvrit Henry Eldridge par un innocent matin de juillet semblable à mille autres, ne le prévenait décidément pas de ce qui allait suivre. Le vieux sorcier de cinquante-cinq ans, éleveur de chevaux magiques, rencontre Isabel, dix-sept ans...