47. Alban ou je t'aime

25 2 0
                                    

L'atmosphère feutrée de l'hôpital qu'Alban avait toujours trouvée froide et anesthésiante lui semblait à présent simplement paisible. Il remercia d'un signe de tête l'infirmier qui l'avait conduit jusque-là et poussa la porte de la chambre. Ses mains ne tremblèrent pas.

Sa mère était là, étendue dans le lit au milieu de la pièce. Elle était recouverte d'un drap, mais cela ne parvenait pas à cacher l'absence de ses jambes et de ses bras. Son visage, quant à lui, était translucide, et l'on pouvait voir le matelas par endroits. Tous les contours de son corps étaient flous, et Alban savait que s'il posait la main sur elle, il passerait au travers.

Il prit le temps de la regarder avant de s'asseoir. Cette femme mourante ne ressemblait pas à celle qui prenait Alban dans ses bras pour le consoler lorsqu'il était petit, qui le berçait et faisait apparaître des étincelles au bout de sa baguette magique pour le faire rire, mais il y avait quelque chose d'indéfinissable dans ses traits, une lueur, une expression, qui faisait qu'elle était toujours sa maman.

Il tira une chaise et vint s'asseoir juste à côté du lit.

« Bonjour maman, souffla-t-il. C'est Alban. »

Evidemment, il n'y eut pas de réponse, mais cela ne dérangea pas Alban. Le temps où Mae parlait et le regardait faisait partie du passé ; or son présent, leur présent, était ce moment où il se trouvait face à elle et qu'il lui parlait, pour ce qu'il devinait être la dernière fois, et rien d'autre.

Les mots ne vinrent pas tout de suite. Alban leva la main et caressa doucement, imperceptiblement, le visage de sa mère. La sensation de toucher était si infime que s'il brisait sa concentration, il la perdrait irrémédiablement.

Il répéta longtemps son geste, ou peut-être pas si longtemps : le temps ne comptait plus, il s'était arrêté, suspendu, pour permettre à Alban de parler une dernière fois à sa mère.

Finalement, il n'y avait qu'une seule chose à dire.

« Je t'aime », chuchota Alban sans cesser de caresser le visage de sa mère.

« Je t'aime, répéta-t-il à voix basse, je t'aime et je te demande pardon pour toutes les fois où je l'ai oublié. C'est vrai, j'aurais préféré que tu ne sois pas malade, comme toi sûrement ... Mais l'autre jour, Isabel a dit un truc qui m'a marqué : personne ne nous demande notre avis, et il faut composer avec. On s'épargne beaucoup de souffrances en l'acceptant. »

Alban rit doucement.

« Elle est d'une insolence à toute épreuve, et elle aime bien dire des choses extrêmes juste pour faire réagir les gens, mais elle a raison ... Personne m'a demandé si je voulais que ma mère tombe malade, mais si je l'avais accepté plus tôt, je nous aurais épargné des souffrances, à moi, à Papa et à Grace, et à toi bien sûr ... Pour ça, je te demande pardon. »

Les phrases avaient tourné dans sa tête pendant longtemps, des semaines, peut-être plus, et elles prenaient enfin forme. Enfin, il arrivait à mettre des mots sur ces pensées qui le hantaient.

« Cette année, je vais commencer à travailler. Je ne vais pas retourner à l'école, j'ai compris que ça servait à rien, mais cette fois j'en ai discuté avec Papa. Tu sais, je pense qu'il s'en veut plus à lui qu'il ne m'en veut à moi, de lui avoir menti pour les B.U.S.E. ... Il pense que c'est de sa faute si je ne me suis pas senti assez en confiance pour le lui dire. »

Alban ferma les yeux.

« Maman, tu ... tu vas me manquer. Il faut que je t'avoue un truc horrible, c'est que j'avais hâte que tu meures, quand tu étais à la maison, dans ton lit. Je me déteste d'avoir pensé ça, maintenant, mais il faut que je te le dise. J'avais honte de toi, je voulais pas avoir à m'occuper de toi, alors que c'est naturel, pourtant, non ? Un jour les enfants sont ceux qui doivent s'occuper de leurs parents ... C'est une façon de dire merci ...

« Moi, j'ai jamais pris le temps de te dire merci. Est-ce que c'est trop tard, maintenant ? J'ai jamais pris le temps de m'occuper de toi quand tu en avais besoin ... Et tu vas partir, maintenant. Mais je te promets une chose, c'est que je m'occuperai de Papa. Je le laisserai pas tomber, parce qu'il aura besoin de moi. Et je m'occuperai de Grace, aussi, notre boulet national ... Même si, tu sais, elle a un copain, maintenant. Elle a sûrement dû te le dire. Il s'appelle Lloyd. J'arrête pas de dire que c'est un crétin et que je le sens pas, mais c'est juste que je suis jaloux ... J'étais trop habitué à me faire chouchouter par ma mère et ma grande sœur, et je n'ai pas accepté que ça se finisse un jour ... Mais lui, Lloyd, je crois que c'est le bon. »

Alban soupira. Les mots l'épuisaient.

« Dis, tu ... tu pourras garder un œil sur moi, de là-haut ? Quand tu seras plus là, s'il te plaît ... Je vais continuer à vivre, moi, mais je veux pas que tu ... que tu sois pas là, quoi ... C'est idiot, hein, parce que j'ai dit que j'étais prêt à ce que tu t'en ailles, mais ce n'est pas pour autant que j'en ai envie et que ... »

Les mots s'étouffaient dans sa gorge, à présent, et il sentait un liquide brûlant dévaler ses joues.

« Maman, je crois que je pleure ... »

Oui, il pleurait, il pleurait comme le petit garçon qu'il n'avait jamais cessé d'être, comme l'enfant qui pleure quand sa mère le dépose à la garderie le matin parce qu'il ne sait pas quand il va la revoir, parce qu'on a beau avoir les meilleurs souvenirs d'une personne, ça n'égalera jamais une présence, parce qu'on a beau être courageux, un cœur c'est fragile et qu'une maman, ça ne se remplace pas et que lui, Alban, il ne voulait pas qu'elle parte, il voulait qu'elle lui fasse un câlin dans son lit avant de s'endormir et que lorsqu'il se réveille, elle soit encore là, il voulait ...

C'étaient de lourds sanglots qui le secouaient, à présent, toutes les larmes qu'il n'avait pas voulu laisser couler depuis ces deux années que Mae était malade. Il était à genoux devant le lit, les yeux fixés sur un visage déjà plus flou que lorsqu'il était entré, et ses larmes trempaient le matelas.

Il mit longtemps à se calmer. Il ne savait même pas qu'il était possible de déverser autant d'eau sans se dessécher entièrement. Mais lorsqu'enfin ses larmes se tarirent, il put observer le visage de sa mère avec sérénité. Il avait dit tout ce qu'il voulait lui dire, il devait accepter de la laisser partir à présent. Une dernière fois, il passa sa main sur la joue presqu'immatérielle de sa maman.

« Je t'aime », murmura-t-il.

Ce fut la dernière fois qu'il la vit.

Les Porte-à-fauxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant