Chapitre 1

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Malgré le froid qui règne dehors, Théodora essuie de sa main la sueur qui perle son front. La vapeur du bassin est harassante mais elle n'a pas de temps à perdre; ses draps devront être blanchis dans moins d'une demi-heure, avant que sa journée ne se termine. Elle regarde autour d'elle ses semblables, qui ne sont pas dans un meilleur état. La fatigue se lit sous leurs yeux et la douleur dans leurs mouvements répétitifs se fait sentir. Les draps blancs étendus au-dessus de leurs têtes attendent patiemment que l'on vienne les récupérer. À présent qu'on est en mi-novembre, les gens commencent à faire laver leur linge blanc pour les fêtes de fin d'année, en particulier Noël.

« Noël...»

En répétant ce mot dans son esprit, Théodora sent son cœur se serrer. Cette période de fête donne le sourire et fait rêver tout le monde; y compris sa belle ville de Londres: les cartes de vœux s'envoient de tous les côtés, les sapins poussent comme des champignons dans les foyers, les couronnes de pin, de lierre et de houx parent les portes et les enfants se ruent sur les calendrier de l'Avent, qui commencent dans deux semaines. À cela il ne manque plus qu'une chose: le manteau de neige attendue chaque année par tous les petits Londoniens et redoutée par les cheminots et les chauffeurs. Mais devant les rires des enfants, les cœurs s'adoucissent et des sourires apparaissent. Tout le monde semble heureux, sauf elle.

Cela la chagrine d'entendre ses comparses discuter des cadeaux qu'elles vont offrir à leurs enfants et des repas qu'elles vont cuisiner pour toute la famille. Elles lui rappellent sans cesse qu'elle n'aura jamais assez d'argent pour offrir à ses enfants le Noël dont Théodora rêve. Être veuve à 32 ans n'est pas un avantage en sachant que son mari ne leur a rien laissé, à elle et à leurs trois filles. Leur maison fut saisie quatre jours après l'enterrement et elles ont côtoyé la rue pendant six mois avant que Théodora trouve ce travail de blanchisseuse à la Black Rose Laundry à quelques pas des docks aux bords de la Tamise. Il y a parfois des moments où elle se voit, marcher au milieu des décrotteurs, des pêcheurs et des marchandes de poissons, pour se diriger vers le bord du fleuve et avancer un pied au-dessus de l'eau...

– Mademoiselle Maynard, vous n'êtes pas ici pour rêver, poursuivez le travail !

Le retour à la réalité est toujours violent, en particulier quand il prends la forme du visage rond et écarlate mais néanmoins imposant de la cheffe blanchisseuse.

– Pardon Madame Clubb, je me remets au travail immédiatement.

Le rose de ses joues semblent virer au rouge, mais elle garde ses mains sur ses larges hanches et les épaules droites.

– Je préfère ça ! Surtout pour un travail d'une telle qualité, cela demande du temps et de la hardiesse ! Prenez exemple, les autres, c'est de l'immaculé qui sort de ses mains, si vous en faisiez autant, vous pourriez être à ma place dans quelques années !

Théodora entends plusieurs insultes à son égard dans son dos, mais cela ne lui fait rien. Être insultée est devenu aussi naturelle que de respirer.

– Mais en attendant ce jour, continuez à travailler ! En plus, il ne reste qu'un quart d'heure avant la fin de journée !

Mme Daisy Clubb resserre son tablier et sort de l'atelier. Une fois partie, Théodora sent un coup de coude dans la taille de la part de sa voisine, l'envahissante Constance Purcell. Mariée depuis dix ans avec enfant, cette femme de quarante-trois ans est un vrai poison sur pattes.

– Oh le poupée, tu crois que tu vas me voler la place ? Tu rêve si tu crois que ton minois peut te donner ce que tu veux ! Je suis ici depuis plus longtemps que toi !

– Moi aussi ! T'a pas ta place ici ! Tu f'rais mieux d'dégager, rajoute son autre voisine, Ottilie Duncan, ses joues rouges font ressortir ses cheveux roux tout droit venus de Dublin.

Ce sont les seules phrases que Théodora parvient à entendre parmi le brouhaha de reproches et d'insultes. Il est même déjà arrivé qu'elle prenne des coups, son corps trop mince peut encore en témoigner. Mais elle ne répond jamais, ne voulant pas prendre le risque de perdre le seul travail qui permet de payer le loyer et de nourrir sa famille. Ses oreilles sifflent et sa tête semble être assommée sous les cris de colères des autres blanchisseuses mais cela ne l'empêche pas de continuer à rincer le drap. Quand les autres retournent à leur activité, celui-ci semble rayonner de blancheur dans ses mains, abîmées par le labeur de la semaine.

Lorsque Théodora referme la porte de la blanchisserie derrière son dos, elle resserre son châle fin autour de ses épaules. Le froid de l'hiver commence déjà à geler sa peau alors que la chaleur de l'atelier s'évapore. La vapeur se fond dans la nuit tombée depuis peu. Autour d'elle, les ruelles de Despair Road sont justes éclairées par les lampadaires, durs, froids et impassibles: Les portes d'entrée des quartiers de Darkbird. Impossible de voir au bout de ces ruelles, les rares calèches et charrettes sont les esprits errants de la ville, tel que les ivrognes au sol, les racoleuses au bord des trottoirs et les mendiants gisants dans les charrettes, dont l'hiver s'est emparé de la vie. Théodora remonte de Despair Road jusqu'à Overwhelmed Avenue, après avoir passé le carrefour, scène de ce sinistre spectacle. Les maisons collées entre elles comme des siamoises paraissent être des géants de pierre, spectatrices de la dépravation des quartiers les plus pauvres de Londres. Pourtant, une certaine gaieté en ressort quand la jeune femme voit les couronnes de Noël décorer les portes. Un peu de rouge et de vert dans le gris de la rue, qui est à elle seule, le théâtre des plus sinistres scènes avec les comédiens les plus sombres. Même la faible lueur de l'enchantement de Noël, n'efface pas la triste réalité.

La Veuve et le Pianiste Tome 1, Bluewaffle HouseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant