Chapitre 29

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Une fois qu'elle retire la cuillère de sa bouche, la grand-mère la lui prends pour la reposer sur le plateau, s'adosse confortablement contre le fauteuil, le bébé écureuil blotti contre sa hanche et protégé par sa main droite.

_ Je vous en prie, poursuivez votre histoire.

_ Comme je vous le disais, j'ai vécu une enfance assez tranquille, enfin sauf lorsque Ronald m'emmenait faire quelques sottises.

Elle rit légèrement mais son sourire retombe rapidement. Elle va aborder un sujet plus délicat.

_ Mais tout a changé le jour où Ronald et moi jouions près du grenier. Nous nous sommes mis à entendre des bruits étranges et même si nous n'avions pas le droit d'y aller, la curiosité fut plus forte que la raison. Nous y sommes montés discrètement et ce nous avons vu, nous aurions préféré jamais le voir.

Théodora a beaucoup de mal à ravaler sa salive en mémoire de cette scène. La charpente poussiéreuse, la lumière à travers les fenêtres, les coffres empilés, les corps entrelacés. Les lèvres liées.

Oda hoche la tête mais son regard est devenu plus grave, sans pour autant perdre de sa compassion.

_ Votre mère et son père n'est-ce pas ?

_ En train de s'embrasser passionnément, en effet. Par chance, ils ne nous ont pas vu mais nous oui, et il est vrai que cela nous a pas mal perturbé. Nous sommes redescendus aussi vite que nous sommes montés pour aller nous asseoir à l'ombre, à coté de la maison. Pendant un moment, nous n'avons osé rien dire jusqu'à ce que Ronald me demande si nous devions en avertir mon père. Cela m'a choqué, et touché qu'il ne pensait pas à son paternel mais à mes parents. Il est vrai que ce n'était pas toujours la joie avec le sien et je crois qu'il a associé mon père comme une meilleure figure masculine. Ce que je ne peux que comprendre, il était le meilleur père qui soit et il me manque beaucoup, tout comme il manquait à Ronald une fois adulte. Il a autant pleuré que moi à l'enterrement.

_ Lui avez-vous dit à propos de l'adultère de votre mère ?

_ Après les avoir surpris, nous en avions beaucoup discuté, enfin plutôt disputé. Il ne voulait pas aller le prévenir alors que moi oui. Notre débat a duré plusieurs minutes pour finalement se terminer sur un non-dit. Ronald m'a dit qu'il comprends que je ne voulais pas que mes parents se disputent, après tout, nous ne savions pas s'ils étaient ensemble depuis longtemps ou si c'était juste un moment d'égarement. Et je, enfin, nous ne voulions pas créer des problèmes, surtout de ce genre et de toute façon, cela ne nous concernait pas vraiment.

_ Vous aviez quel âge à ce moment-là ?

_ Il en avait treize et moi juste douze.

_ Ce genre de réflexion est très mature pour des adolescents. Franchement, je vous admire pour votre choix. A votre âge, j'aurais probablement fait tout le contraire. Mais alors, comment cela s'est terminé ?

Cela touche beaucoup la jeune femme qu'Oda s'intéresse vraiment à son récit. Elle le poursuit.

_ Ronald m'a donné le choix de lui dire ou pas car j'étais sa fille et il m'a promis que si je le voulais, cela serait notre secret jusqu'à notre mort. Nous nous sommes quittés en paix et j'étais déterminée à aller le lui dire.

_ Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?

Théodora inspire un grand coup.

_ La photographie, lui répond-elle en expirant.

_ La photographie ?

_ Oui, celle de leur mariage dans la salle à manger. Je l'ai vu le soir-même quand mon père est rentré et que je m'apprêtais à lui dire ce que ma mère lui cache. Ils étaient si beaux, si souriants. Si heureux. Et vous savez à quel point une photographie est chère et je me suis dit que mon père devait réellement aimé ma mère pour avoir dépensé beaucoup d'argent pour un simple morceau de papier. Et je ne pouvais supporter l'idée d'imaginer mon père le cœur brisé. Cela m'a suffit à rien lui dire et quand j'ai annoncé ma décision à Ronald, il m'a prise longuement dans ses bras. C'est là que j'ai compris que notre amitié durerait toujours.

_ Et c'est ce qui s'est passé.

_ Pour notre plus grand bonheur. Quand les parents nous ont annoncés qu'ils allaient nous marier le jour de notre majorité, nous sommes nés le même jour, nous étions partagés entre la panique à l'idée de la nuit de noces et la joie du fait que nous resterons toujours ensembles. Finalement, tout s'est bien passé et notre deuxième souhait s'est réalisé, nous sommes restés les meilleurs amis.

_ Même lorsque vos filles sont arrivées ?, demande Oda en souriant.

_ Nos liens se sont encore renforcés, oui. Si vous aviez vu sa tête lorsque je lui annoncé que j'étais enceinte d'Elizabeth, il était fou de joie et les années suivantes , quand Anne et Victoria ont pointé le bout de leur nez, il n'en était que plus heureux. Il ne leur a jamais reproché d'être des filles et il les a toujours traités d'égale à égale.

Théodora affiche alors d'un coup une mine triste.

_ Elles étaient son centre du monde.

Oda perd à son tour son sourire.

_ Que lui ai-t-il arrivé ?

La jeune mère déglutit difficilement avant de se reprendre.

« Cela fait bien longtemps que je n'en ai pas parlé à quelqu'un. »

_ Quand son père est mort, il a voulu faire le même métier que lui et il est devenu ouvrier. Il était très doué pour cela mais même les plus expérimentés ne sont pas à l'abri des pires accidents.

_ Un accident ?

Théodora inspire rapidement.

_ Sur le chantier du Tower Bridge. Il a trébuché sur une boîte d'outils et comme il ne savait pas nager...

Elle sent tout d'un coup les larmes lui venir aux yeux. Tout lui revient violemment en mémoire, en particulier ses collègues qui sont venus lui annoncer ce qui lui ai arrivé. Elle a pleuré de toutes ses forces, seule, dans un coin avant d'avoir eu le courage d'aller l'annoncer à ses filles.

Oda lui prends sa main pour la réconforter. Malgré ses mains ridées, elles sont d'une grande douceur.

_ Vous pouvez vous arrêter si vous le voulez, je sais à quel point ce genre d'épreuve peut être insupportable à parler. Parlons plutôt de vos filles, elles ont l'air adorables.

_ Vous ne les avez jamais vues, dit Théodora, encore en pleurs.

_ Oui mais si vous vous démenez à ce point pour elles, c'est que vous devez les aimez autant qu'elles vous aiment.

Théodora sourit tendrement et poursuit son récit.


La Veuve et le Pianiste Tome 1, Bluewaffle HouseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant