Chapitre 3

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Deux petites filles, Victoria, huit ans et Anne, neuf ans, se disputent l'objet évoqué sur un matelas en lambeaux. Elles le tirent chacune d'un coté, détériorant au passage ses dents déjà fragiles. Théodora se sent obligée d'intervenir avant qu'elles ne le cassent et s'en empare pour le mettre sur la seule table de la pièce. Elle se tourne ensuite vers ses deux filles.

– Les filles, qu'est-ce que je vous ai déjà dit à propos de ce peigne ? C'est le seul accessoire que nous ayons pour nous permettre d'être présentable dehors ! Il nous sert à toutes ! Si je vous vois vous le disputer ou même le casser, vous irez en acheter un autre avec votre argent !

Anne, petite et blonde cendré aux yeux bleus espiègles mais trop globuleux pour son visage fin et ovale s'avance vers sa mère.

– Mais Maman ! C'est de sa faute, elle me l'a arraché des mains alors que je me brossais les cheveux !

– Ce n'est pas vrai ! J'étais en train coiffer Miss Cloth quand elle me l'a arraché des mains !, réplique bruyamment Victoria, plus grande que sa sœur aux cheveux châtains et aux yeux bleus aussi trop globuleux.

– Je ne veux pas savoir qui a commencé ! Je vous redonnerai le peigne quand vous apprendrez le partage !

Théodora en a vraiment plus qu'assez de voir ces deux-là se disputer. Chaque semaine, elles se disputent ce peigne blanc cassé, tellement amoché par le temps qu'il ressemble à des arêtes de poisson; et à chaque fois, c'est Théodora qui doit les séparer bien que cela n'étanche pas la soif de beauté grandissante d'Anne. Celle-ci a manifesté très tôt le besoin d'être non seulement belle mais surtout de vouloir être à la mode. Théodora ne peut que la comprendre, elle aimerait aussi pouvoir porter les derniers vêtements sortis dans les magasins. Mais ce n'est pas avec un salaire de 10 £ par an qu'elles peuvent se permettre d'être coquettes. S'il y a bien une personne qui l'a compris, c'est leur grande sœur de 15 ans, Elizabeth, une grande brune aux yeux bleus-verts, la seule à ne pas avoir hérité des yeux globuleux de leur père. Mais ce qui est particulier pour son âge, c'est sa maturité à toute épreuve devant l'insouciance de ses sœurs. C'est pour cela que Théodora n'hésite pas à lui laisser les filles pendant qu'elle travaille.

D'ailleurs, la voilà qui ressort de la pièce d'à coté, beaucoup plus petite dont elles se servent comme salle de bain. On y trouve seulement une bassine d'eau pour la toilette. Même vêtue en haillons gris et blancs, Théodora a toujours trouvé ses filles magnifiques. Elle les imaginent parfois porter de longues et élégantes robes drapées de la haute société, des flûtes de champagnes en main, aux bras d'hommes charmants et fortunés, en train de danser dans des salles en marbre blanc et au décor aussi étincelant que le soleil lui-même...

« Ce serait mon seul souhait pour elles. En plus, Anne en serait enchantée. », cette pensée la fit sourire légèrement.

Quand le quotidien est éreintant comme le sien, ses souhaits sont les uniques perspectives d'un avenir meilleur, même utopiques. Mais dans le cas présent, c'est comment elles vont fêter Noël cette année sans argent et cela lui fait perdre le sourire instantanément.

– Maman ? Est-ce que ça va ?

La voix douce d'Elizabeth la rappelle à la réalité. Ses visions idéalistes disparaissent, l'odeur putride de son logement emplit ses narines. En voyant les yeux inquiets de ses filles, Théodora force un sourire.

– Oui, oui, tout va bien !

A peine sa phrase s'est terminée que Big Ben sonne dix-huit heures trente à l'horizon depuis leur fenêtre. Celle-ci est baignée entre les fumées des usines, les nuages de la nuit et la lumière de la Lune éclairant le grand cadran d'un blanc diaphane.

– Le dîner sera prêt dans quelques minutes, allez vous nettoyer et passons à table.

– Oui Maman, répondent les trois filles en écho, maintenant que les esprits se sont calmés.

Pendant que celles-ci se dirigent derrière le paravent, Théodora prépare le repas; la même chose que d'habitude: du pain plus dur que de la pierre et du fromage aussi sec que le parquet, comme les ouvriers de l'usine ou les mendiants des asiles de nuit. Sans aussi oublier l'eau qu'Elizabeth est allée puisé en début de semaine. Ramollir le pain dedans, le rends plus mangeable mais malheureusement, pas plus goûteux.

Peu de temps après alors qu'elles sont en train de manger, une pensée survient dans la tête de la jeune mère.

« Eux aussi méritent une meilleur vie. », se dit-elle en pensant à ce qu'elle a vu tout à l'heure et ce qu'elle voit tous les jours.

Elle ne voit plus ces scènes glauques mais des ruelles lumineuses; des calèches de luxe à profusion; les racoleuses devenues des ladies de haut rang; les ivrognes, des gentlemen aux hauts formes et redingotes et des magasins immenses remplis d'eaux de toilettes dans des bouteilles extravagantes, des parfums venus des Indes et des bijoux en or à en pleuvoir, pour elles et ses filles. Malheureusement, ces lieux se trouvent hors de sa portée et de sa bourse. Une fois qu'elles ont fini de manger, les quatre filles s'allongent sur le matelas déchiré et s'enlacent pour se tenir chaud, il ne reste qu'une bougie allumée à leurs cotés. Victoria sert contre elle sa poupée, Miss Cloth; enfin, un chiffon noir en guise de robe, des bras et jambes en pailles comme les cheveux et une espèce de boule en tissu orange qui lui donne une tête de citrouille. Cela fait sourire Théodora.

Alors qu'Anne commence à ronfler et que les deux autres filles s'assoupissent, Théodora jette un dernier regard sur elles, leurs silhouettes bercées dans ses bras et par la faible lumière de la bougie. Ensuite, elle se relève doucement pour passer au-dessus d'elles et souffle sur celle-ci avant de se recoucher en étendant son bras sur ses filles endormies. Elle tombe peu de temps après dans les bras de Morphée.

La Veuve et le Pianiste Tome 1, Bluewaffle HouseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant