Chapitre 16

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Remontant Sleeping Willows Street, l'esprit de la jeune femme ne cesse de remuer. Ses employeurs ont presque l'air trop accueillants pour être vrais. Personne ne traite les domestiques, en particulier les nouveaux arrivants, de cette façon. Si elle s'attendait à être aussi rapidement engagée, elle se voyait déjà entendre un « long résumé » de ses missions, de ce qu'on attends d'elle et surtout, le rappel des règles que la différence de leurs rangs imposent. Là, elle a le droit de tutoyer ses employeurs et elle est en train de rentrer chez elle avec une avance sur son salaire.

Finalement, elle hausse les épaules.

« Et après tout, pourquoi pas ? Je ne vais pas non plus m'en plaindre. », se dit-elle.

Théodora sort enfin du brouillard pour se retrouver à James V Avenue. Quand elle se retourne, celui-ci a disparu comme s'il n'avait jamais existé, laissant place à une autre rue, plus « ordinaire ». La jeune mère commence à ressentir une certaine angoisse. Et si tout ça c'était un rêve ? Et si elle était en train de devenir folle ? Pourtant, la pièce d'un shilling est dans sa main et ses provisions dans ses bras ! Elle pousse un soupir.

« De toute façon, on verra cela demain matin si c'était une illusion ou non. Et Dieu fasse que ce ne soit pas le cas. »

Heureusement , quand Théodora revient au bout de James V Avenue, le brouillard est bien là, toujours aussi blanc et épais. Évidemment, la lumière des réverbères est bien présente mais et ne perds en rien de son mystère. Elle emprunte le même chemin que la veille, les lampadaires sont allumés, tout comme les lanternes au pieds des saules. Pendant qu'elle marche, elle ne peut s'empêcher de penser à la réaction de ses filles hier quand elle est revenue à l'appartement.

« Elles étaient folles de joie. Et j'y repense à la tête de ma Victoria, couverte de caramel avec Anne qui la critiquait du regard alors qu'elle-même, elle avait de la tarte à la citrouille jusqu'aux cheveux. » Cette vision la fait rire.

Enfin, après quinze minutes de marche, Bluewaffle House apparaît à l'horizon.

« Alors, ce n'était pas un rêve. », pense-t-elle, soulagée.

Elle arrive à la porte mauve et toque avec l'heurtoir. Des petits pas se font entendre derrière et celle-ci s'ouvre sur la petite Danielle, toujours aussi souriante dans une petite robe verte et blanche.

« Bonjour Théodora, vous avez une minute d'avance. »

« Vraiment ? »

Quand elle entre, précédée par la petite fille, la belle horloge de parquet en forme de hiboux sonne huit heures. Théodora peut voir d'ailleurs quand elle avance, comment elle est constituée: elle fait environ un mètre vingt et possède non pas un mais deux cadrans, un dans chaque œil du hiboux. Le poids et la pendule sont dans le torse de l'animal. L'œuvre est finement ouvragé dans le moindre détail.

_ Elle est magnifique cette horloge mais pourquoi y-a-t-il deux cadrans ?

_ Le cadran de gauche indique l'heure le jour et l'autre, le temps qu'il reste avant que la nuit tombe, autant vous dire que l'on doit l'arranger tous les jours. Enfin c'est Grand-mère qui s'en occupe, je ne sais pas comment elle fait pour savoir, c'est un secret à elle. C'est mon père qui l'a faite pour son anniversaire. Elle y tient beaucoup.

_ D'ailleurs en parlant d'elle, où est Madame ?, questionne la jeune femme.

_ Elle est partie à l'aube en ville pour faire quelque courses, elle reviendra dans deux heures.

_ D'accord, de tout façon je vais commencer mon service.

_ Oui viens par là, dit la petite en prenant sa main pour la guider au salon, Grand-mère t'a laissé ta tenue sur ton fauteuil.

En effet, là où elle s'est assise la veille, une longue robe noire et un tablier à volants blancs l'attendent sur le dossier avec un bandeau blanc à mettre dans les cheveux. Quand elle regarde ses guenilles, la tenue de travail a l'air d'une robe de luxe.

_ Merci beaucoup, ce sera déjà plus propre que mes habits.

Toujours penchée sur sa tenue, elle ne voit la petite sourire de toutes ses dents.

_ En tout cas pour l'horloge, on peut dire que votre père est très doué de ses mains.

_ « Était », dit tristement Danielle.

Théodora se retourne et voit que la petite a perdu son sourire si contagieux. Elle se rapproche d'elle.

_ Je suis vraiment désolée, je l'ignorais.

_ Ce n'est pas grave, vous ne le saviez pas, répond-elle en haussant les épaules.

_ Je comprends ce que vous ressentez, dit Théodora en s'agenouillant devant elle, vous savez, mes filles aussi, ont perdu leur père.

_ Ah bon ?, dit Danielle, curieuse.

_ Oui, il est parti il y a trois ans.

_ Oh.

Un silence règne maintenant dans la pièce durant plusieurs secondes avant que la jeune mère ne reprenne la parole.

_ Je suis désolée, il est temps que je prenne mon service. Où est-ce je pourrais me changer ?

_ Allez dans le boudoir au premier étage, personne ne vous dérangera. Deuxième porte à gauche, moi je vais jouer dans la cour arrière.

_ Très bien merci beaucoup, attendez, dit soudain Théodora interloquée, vous avez une cour arrière ?

_ Oui, vous la verrez plus tard quand il faudra arroser les fleurs, je vous expliquerais comment il faudra faire. Commencez par les poussières du premier étage, m'a dit de vous dire Grand-mère.

_ D'accord, merci, à toute à l'heure.

Danielle restée en bas des escaliers en damier, s'éloigne vers l'arrière de la maison tandis que Théodora parvient à l'entrée du boudoir. Sous la lumière encore jeune du jour, le boudoir semble encore plongé dans l'obscurité de la nuit. Si au rez-de-chaussée, le brun, le rouge et l'orange règnent en maître, le boudoir ainsi que le couloir du premier étage ont l'air d'avoir perdu des couleurs: un gris et des bleus clairs sont ensemble la nouvelle palette de la décoration et des meubles. Les rideaux et les chaises sont grises, le papier peint est paré de larmes noires, le tapis est aussi pâle que sa peau à elle, même s'il est décoré de...

« Ce sont des parapluies ? Je n'avais jamais vu un tapis comme ça. »

Oui, des parapluies dans tous les sens, ouverts et fermés, cassés et réparés au milieux de fleurs et d'arbres tordus noirs, il faut tout de même bien se pencher pour les identifier. En effet, ce n'est pas un tapis comme les autres. Théodora aperçoit en se relevant un divan bleu.

« Parfait pour poser mes affaires. »

Elle enlève sa robe, la plie et la pose avec le châle puis ses chausses usées dessous. Quand elle enfile sa tenue de travail, elle se sent plus présentable et aplatit les derniers plis avec ses mains.

Soudain, alors qu'elle attache son tablier, Théodora perçoit un mouvement rapide se cacher derrière le divan bleu. Elle recule d'un pas sous la surprise et aussi un peu la peur.

« Qu'est-ce que c'est ? »


La Veuve et le Pianiste Tome 1, Bluewaffle HouseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant