Chapitre 23

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Sa demande surprend la jeune femme.

_ La date ? Le samedi 24 novembre 1894.

_ Je vous remercie, je n'ai pas de calendrier et parfois on perd la notion du temps, surtout quand on est seul. Ma mère venait me voir au début mais elle était toujours en pleurs et je ne voulais pas qu'elle... tombe malade à cause de moi. Alors je lui ai demandé de cesser ses visites malgré qu'elle ai insisté à plusieurs reprises.

Théodora voit que cela lui fait de la peine de parler de sa solitude et change de sujet.

_ Était-ce vous qui jouiez du piano tout à l'heure ?

Malheureusement, le sourire de l'homme ne revient pas.

_ Non malheureusement, dit-il en lui désignant le piano cassé, cela fait bien longtemps que je n'y ai pas joué. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela me manque, d'exercer ma...passion.

_ Votre passion ? Vous étiez pianiste ?

_ Pour sûr, pour être honnête, j'étais-même sur le point d'en faire mon métier. J'étais élève à la Royal Academy of Music à Londres pendant trois ans jusqu'à...

Théodora comprends vite.

_ Votre maladie a arrêté votre carrière ?

_ Pas seulement, aussi mes rêves.

_ Je suis sincèrement désolée.

Un silence gênant règne pendant quelques secondes avant que Théodora ne le brise de nouveau.

_ Mais alors, qui est-ce qui faisait de la musique ?

_ Lui, répond le jeune homme avec un petit sourire.

Il se place sur le coté pour révélé un objet bien étrange: on dirait un grosse corne d'abondance de forme plus longue avec une sorte de boîte à bijoux. Néanmoins, son cuivre brillant lui semble sortir tout droit d'un rêve étrange.

_ Qu'est-ce que c'est ?

_ Cela s'appelle un gramophone, c'est une invention d'un certain Émile Berliner, un allemand. Avec ceci, il montre un grand cercle noir qui reflète la lumière du matin, cela s'appelle un disque, on le place sur cette boîte et avec ceci qu'on appelle un reproducteur, on le pose sur une ligne du disque et ...

Comme par magie, la musique qu'elle a entendue tout à l'heure, vogue à nouveau dans l'air. Celle-ci résonne jusqu'au fond du grenier. Elle n'y connaît rien, en musique mais elle pourrait passer des heures entières à en écouter. Cela la change des bruits des roues de calèches et marmonnements des ivrognes. Mais alors qu'elle savoure ce moment, un autre bruit attire son intention, une porte qui s'ouvre: Oda et Danielle sont de retour.

_ Oh mon dieu, elles sont là, je dois partir, désolée...

Sans pour autant la toucher, il l'interromps.

_ Attendez, pourrez-vous revenir demain ?

_ Je ne peux pas, demain c'est dimanche je ne travaille pas.

_ Alors reviendrez-vous me voir lundi ?

Elle aurait adoré mais elle se rappelle pourquoi elle est là, pour travailler et pour ses filles. Elle ne peut pas se permettre un tel plaisir.

_ Non, je suis vraiment désolée. Je ne peux pas faire ça.

_ Je vous en prie, vous êtes la première personne que je vois depuis plusieurs années en dehors de ma mère.

« Oh non, s'il vous plaît, ne me suppliez pas. »

Le cœur de Théodora balance mais sa décision est déjà prise.

_ Je ne crois pas que j'ai le droit d'être ici, je ne suis là que depuis quelques jours, je ne veux pas perdre ma place, surtout pas maintenant !

_ Théodora, où êtes-vous ? Nous sommes de retour, résonne la douce voix d'Oda depuis le rez-de-chaussée.

Elle commence à descendre les escaliers, le jeune homme sur ses talons. Quand il arrive à la rambarde de l'escalier, il s'arrête violemment comme s'il ne peut plus passer. Théodora se retourne vers lui.

_ Je vous en prie...lui dit-il, suppliant.

La jeune employée secoue la tête difficilement. L'homme affiche alors un air abattu et encore plus triste que la première fois qu'elle l'a vu.

_ Je comprends, mais si c'est vraiment la dernière fois, sachez que je m'appelle Théodore.

La jeune femme hoche la tête, mais elle ne bouge pas d'un pouce. Les yeux bleus mouillés de larmes naissantes du jeune homme la bouleverse.

_ Théodora ? Où êtes-vous ?, dit Danielle.

_ Je dois partir, Théodore, je suis vraiment désolée.

Elle lui adresse un tout petit sourire et disparaît de la vue du jeune homme. Une fois descendue elle renferme la porte derrière elle, essuie rapidement ses larmes et descend au rez-de-chaussée.

Le soir, Théodora ne pensait qu'à lui, à Théodore. Évidemment, elle en a pas parlé à Oda, ni à Danielle. Risquer sa place alors que la première semaine de travail à Bluewaffle House se termine juste, ce serait complètement stupide. D'ailleurs, avec ce pain brun accompagnée de crème glacée et d'une tourte à la viande, dans sa poche se trouve les cent cinquante shilling comme promis. Avec ceci, elle va pouvoir aller acheter de quoi manger le midi et le soir. Elle trouvera tout ce qu'il faut à Greenwich Market, à cinq miles de Penniless Street. Quand elle rentre à l'appartement, Théodora essaye de ne rien laisser paraître sur son étrange rencontre mais elle le sait, Elizabeth, plus mature, va probablement se rendre compte de quelque chose. Mais une fois qu'elle a passé la porte, les filles se jettent sur la nourriture, la tourte est toujours chaude comme si elle sortait juste du four. Anne n'a pas vraiment apprécié le plat mais elle s'est délecté du dessert, qu'elle dit être le meilleur du monde.

Une fois repues, comme d'habitude, les filles et leur mère vont se coucher et encore une fois, Théodora ne trouve pas le sommeil tout de suite.

« Je n'avais jamais rencontré un gentleman avant lui. Non pas que Ronald était un rustre, mais ils ne sont pas de la même catégorie ».

Son cœur se pince un peu quand elle repense à son défunt mari: Ronald Gray, anglais jusqu'aux ongles, amateur de whisky écossais, sans pour autant en être dépendant, et de sucreries à ses heures perdus. C'est d'ailleurs son amour prononcé pour le sucre qui attira l'intention de Théodora. Elle aussi, elle aime les gourmandises sucrées mais c'est plus délicat. Néanmoins, cela ne les empêchait pas de se gaver de dragées, au début de leur relation. Leurs parents étaient voisins, ceux de Théodora étaient tanneurs et le père de Ronald était ouvrier. Et Ronald comptait bien suivre le même chemin que son paternel. Les jeunes gens s'entendaient à merveille et cela fut remarquée par leurs parents qui décidèrent de les marier. Mais en réalité, ils n'étaient en aucun cas amoureux. Ensemble, ils arrivaient à abattre les obstacles sur leur chemin et aussi combler un vide dont chacun avait besoin. Et les résultats de cette amitié hors normes fut leurs trois filles. Ronald adorait ses filles, elles étaient son centre du monde. Devenus parents, ils n'ont rien perdu de leur complicité infantile et cela aurait pu leur permettre de traverser encore des dizaines d'années ensemble. Si seulement il n'avait pas trébucher...

Théodora couchée sur le matelas, secoue la tête. Se recenser la mort de son mari et meilleur ami ne lui fait pas du bien. Mais lorsqu'elle s'endort, ses pensées ne se tournent pas vers Ronald, mais Théodore.


La Veuve et le Pianiste Tome 1, Bluewaffle HouseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant