L'Enfer est un Paradis, TOME 2 : La Rage des Vertiges

Chapitre 35

Lorsque le rite s'interrompt, je tombe à genoux, les joues humides de larmes et le cœur prêt à imploser. Autour de nous, une brise invisible élève les cendres des Faunes dans l'air, me faisant tousser. Seul le corps d'Alban repose devant moi, parfaitement conservé, vestige de ce que fut sa glorieuse espèce.

Après un temps, je me rends compte que mes ailes, avachies dans mon dos, traînent dans les restes. Je n'ai pas la force de les redresser et demeure de longues minutes ainsi. Ou peut-être sont-ce des heures ? Les tuer a été paradoxalement si facile physiquement et si difficile psychologiquement.

Il ne m'a fallu qu'un claquement de doigts pour que les quelques dizaines d'individus m'entourant deviennent poussière, et rejoignent l'EntreMonde. Mais chaque esprit s'est heurté au mien, et j'ai senti leur trépas comme si je vivais le mien encore et encore... et encore. Mes mains tremblent lorsque je pose mes yeux dessus, non pas pour la force que cela m'a demandée, mais en réponse à ce que j'ai perdu. Quelque chose, quelque part, s'est éteint.

-        Voilà ce qu'un massacre de masse provoque en toi, commente Daegan dans mon dos.

Délicatement, alors que ses mots sont d'une cruauté sans pareille, il me relève et me passe le harnais pour surélever mes ailes. Celles-ci sont comme engourdies, et même l'effleurement des doigts de Daegan ne me fait rien. Je suis comme... anéanti.

-        Tu vas revenir à la normale d'ici quelque temps. Il faut juste... laisser la tempête passer. Tu n'iras pas mieux après, mais tu auras évolué. Il paraît que les changements ont du bon.

Son attention se porte ensuite vers le cadavre à nos pieds, et il se penche pour le soulever et le tenir contre lui. Son regard se voile d'une curieuse lueur violette lorsqu'il reprend la parole de sa voix étrange, presque désincarnée.

-        Il ne disparaîtra pas dans un endroit qu'il voulait si désespérément quitter.

Puis il me tend la main et je m'en empare machinalement, sans en connaître vraiment la raison.

-        Nous n'avons plus besoin de respecter le protocole.

La seconde suivante, nous nous téléportons non loin de Torgan et Calixte, qui nous attendaient. Le Métamorphe gronde en reniflant l'air, le regard porté sur le corps sans vie tenu par Daegan. Le Troll, prêt à se lever du tronc sur lequel il était posé, se rassoit brutalement, serrant fortement ses doigts autour de sa canne. Nous faisons un pas en avant, et je le vois effacer rapidement une larme à notre approche. Puis, comme si sa tristesse n'avait jamais été là, Torgan m'offre un sourire et cela anime quelque peu mon épiderme glacial.

-        Je vous avais dit que son chant était la plus belle mélodie que l'on pouvait entendre...

Ignorant comment le vieux Troll a réussi à deviner cela, je le laisse se lever lourdement, nous retrouver et poser sa large main sur la tête du petit Faune. Il prononce ensuite quelques mots dans une langue ancienne, puis acquiesce face à une question muette de Daegan. Lorsque Calixte passe à sa portée, il lui agrippe l'échine, et la Chimère n'attend pas pour nous téléporter à nouveau. Cette fois-ci, nous apparaissons au beau milieu de notre camp de fortune, à l'écart de celui des Centaures.

Quelques-uns d'entre eux observent de loin notre retour, et l'arrivée de la nuit ne m'empêche pas d'en apercevoir certains s'approcher, avant d'être stoppés par un ordre de Daegan. Ce dernier dépose à mes pieds son précieux fardeau, puis s'en va parlementer avec quelques chefs de clans s'avançant déjà, réclamant des explications. Le Métamorphe, guère touché par la mort de l'un de nos équipiers, bondit derrière nous, à la recherche d'un gibier pour le soir. Seul Torgan reste à mes côtés, alors que je m'accroupis et effleure du bout des doigts le front d'Alban. Sa peau froide ne l'est pas tant sous la mienne, aussi chaude qu'un pic de glace.